1. Jean-Robert Rabanel : La sortie de l'autisme par le dialogue
2. Éric Laurent : Autisme et psychanalyse : une histoire au présent
3. Jean-Claude Maleval: Un dialogue médiat et mesuré
4. Jean-Claude Maleval : André et ses marionnettes
5. Véronique Servais-Poblome : Le choix de l’autiste
6. Jacques Borie : Dialogue au-delà de l’impossible
7. Vilma Coccoz : Ce que l’autiste apprend
8. Nathalie Georges Lambrichs : Résistance de l’analyste
9. Interview de Jean-Pierre Rouillon, par Luc Garcia : Les Journées du RI 3 : "Le dialogue avec l'autiste"
10. Henri Michaux : L’enfant-singe du Burundi
11. Jean-Pierre Rouillon : Un dialogue dans le désert
12. Virginio Baio : Une polyphonie de dialogues
13. Marie-Elisabeth Sanselme-Cardenas : Questions d’éthique posées par l’autisme
14. Dominique Haarscher-Van de Wijngaert : Soirée « Sur le vif » – Sortir de l’autisme
15. Philippe Lacadée : A-ccueillir les autistes pas-sant le dialogue
16. Jean Louis Morizot : Génétique et psychanalyse dans l’autisme infantile et les psychoses précoces de l’enfant : l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre ?
17. Daniel Roy - Le seuil
18. Judith Miller, Simone Rabanel et Claudine Valette - Présentation de Nonette
19. Dominique Haarscher -Van de Wijngaert - Pas sans les parents
20. Paulo Siquiera - Entre dialogue et monologue avec les autistes
21. Bernard Porcheret - Qu’on dise ne peut en aucun cas rester oublié derrière ce qui s’entend
22. Bernard Alberti - Contourner l’aversion pour l’Autre
23. Éric Zuliani - De quoi témoignent les autistes ?
24. Hervé Damase - « Le statut natif du sujet »
25. Maryse Roy - Un petit appareillage : début d’un dialogue
26. Laure Naveau - Une clinique du lien
27. Philippe Lacadée - Robert Walser, celui qui s’entend lui-même
28. Pierre Naveau - L’autisme et la politique de la psychanalyse
29. Éliane Calvet, Léonidas Matthaiou - « Tu vas remonter ? »
30. Antonio Di Ciaccia - Du dialogue avec l’autiste
Jean-Robert Rabanel
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La question du signifiant tout seul dans l’autisme a été introduite lors du débat « Autisme et schizophrénie » qui eut lieu en 1999 lors de la Journée du Cereda, en présence de Robert et Rosine Lefort. Ce débat1, animé par Dominique Laurent, Pierre Naveau et Jean-Pierre Rouillon, a permis d’entendre l’apport du RI3, avec la pratique hors sens par le S1 tout seul et la question de la sortie de l’autisme. Il est loin de se résumer à la question de la structure ou non de l’autisme. Les articles d’Eric Laurent2 et de Jean-Claude Maleval3, publiés dans le numéro 66 de la revue la Cause freudienne, ont apporté chacun les prolongements qu’il fallait pour reprendre le débat sur l’autisme.
La clinique de l’autisme est certes à distinguer de la clinique de la schizophrénie et de celle de la paranoïa, mais elle fait partie intégrante de la clinique différentielle des psychoses. Elle est incluse dans la forclusion généralisée, point ultime où tout le symbolique est réel, où la jouissance est entièrement localisée dans le signifiant S1 qui le véhicule.
Alors, la vraie question de la sortie est : comment passe-t-on du S1 au S2 ? Jacques-Alain Miller indiquait que l’on passe de la langue à la structure de langage par une perte de jouissance : castration dans la névrose et son équivalent dans la psychose, à savoir négativation, itération à l’infini dans le réel. Il y a une façon d’opérer pour faire halte à la jouissance à partir du S1 et non à partir du S2 qu’il n’y a pas au préalable.
Le point que nous partageons tous par rapport à la jouissance, c’est le rapport au signifiant en tant que tel, c’est-à-dire au signifiant Un, tout seul. C’est à partir de ce point-là, commun à tous, où le signifiant nous met en rapport avec la jouissance, que nous nous distinguons par une série de choix, d’engagements dans un mode de jouissance plutôt qu’un autre.
Les dernières avancées de Jacques-Alain Miller dans son Cours4 faisant, à la suite de Rosine et Robert Lefort, de l’autisme le statut natif du « sujet », conduisent à nous poser la question de la sortie de l’autisme d’une autre manière, comme un passage obligé pour instaurer le dialogue.
C’est en référence à la page 119 du Séminaire I, Les écrits techniques de Freud de Jacques Lacan5, que nous avons retenu pour titre des VIII es Journées du RI3, les 26 et 27 janvier prochains, à la Maison de la Culture de Clermont-Ferrand : « Le dialogue avec l’autiste ». C’est dans l’échange qui suit l’exposé du cas de « L’enfant au loup » par Rosine Lefort que Lacan lui dit : « Comme vous l’avez pertinemment indiqué, ce n’est pas un enfant-loup qui aurait vécu dans la simple sauvagerie, c’est un enfant parlant, et c’est par ce Le Loup ! que vous avez eu dès le début possibilité d’instaurer le dialogue. » Il ne faut pas moins que cette citation de Lacan, que renouvelle son : « Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire », lors de la « Conférence à Genève sur le symptôme » en 1975, pour oser une telle formulation.
Sortir de l’autisme, tel est le titre du très beau livre de Jacqueline Berger, chez Buchet-Chastel6. Les autistes interrogent beaucoup la psychanalyse et au-delà d’elle, chacun en particulier sur les points fondamentaux qui font notre existence : la subjectivité, la parole, l’écriture, l’humanité. C’est le mérite de Rosine et Robert Lefort, de nous avoir ouvert la voie dans ces contrées extrêmes. C’est la dette que nous avons envers eux. Aussi notre attente est grande pour que le rendez-vous de Clermont-Ferrand soit l’occasion d’échanges fructueux dans le sillage de ce qu’ils ont initié, mais aussi pour témoigner de la part prise par la question de l’autisme dans les enjeux fondamentaux qui sont ceux de la psychanalyse aujourd’hui.
1 Cf. « L’enfant et ses joies », Archives de psychanalyse, éditions Agalma. Ce débat fait suite à celui sur l’autisme, animé par François Ansermet, lors de la Journée du Cereda de 1997 publié dans « L'enfant prêt-à-poser », Archives de psychanalyse, éditions Agalma.
2 Laurent E., « Autisme et psychose : poursuite d’un dialogue avec Robert et Rosine Lefort », la Cause freudienne n°66, pp. 105-118.
3 Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », la Cause freudienne n°66, pp. 127-140.
4 Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite girafe n°25, juin 2007, pp. 7-12.
5 Lacan J., « le loup ! le loup ! », Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 119.
6 Berger J., Sortir de l’autisme, Buchet-Chastel, Paris, 2007.
Eric Laurent
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Le titre des prochaines Journées du RI 3, « Le dialogue avec l’autiste », est mis en perspective avec une citation choisie par Jean-Robert Rabanel et Jean-Pierre Rouillon dans le Séminaire I de Lacan : « Dans ce cas privilégié, nous voyons là, incarnée, cette fonction du langage, […] c’est un enfant parlant, et c’est par ce Le loup ! que vous avez eu dès le début possibilité d’instaurer le dialogue. » 1 Ces Journées seront l’occasion pour les institutions regroupées dans le réseau RI 3 de témoigner des résultats de l’application de la psychanalyse aux sujets autistes depuis plus de trente ans. Ce sera aussi l’occasion de répondre en acte à la récente publication de l’avis n°102 du Comité Consultatif National d’Ethique pour la science de la vie et de la santé.
Cet avis tente d’accréditer une version des relations de la psychanalyse et de l’autisme qui est tout simplement irrecevable. Elle est exposée dans le chapitre II du document intitulé « De la théorie de la “forteresse vide” à la notion de “trouble envahissant du développement” : un conflit sans fin en France » que je cite : « Les théories psychanalytiques de l’autisme – les théories psychodynamiques, dont le concept de “forteresse vide” – proposées durant les années 1950 pour décrire et expliquer le monde intérieur des enfants souffrant d’autisme, ont conduit à une mise en cause du comportement des parents, et en particulier des mères, décrites comme des “mères frigidaires”, “mères mortifères”, dans le développement du handicap ».
Contrairement à ce qu’avance l’avis 102, ce ne sont pas les psychanalystes qui ont les premiers soulignés le rôle des mères de sujets autistes, mais bien l’inventeur de l’autisme, le Dr Kanner, à partir des premiers cas qu’il a isolés. Relevons ensuite l’incohérence qu’il y a à considérer les théories psychanalytiques « depuis les années 1950 » et à mettre en exergue un livre publié en 1967 et ne rien citer d’autre. Les rapports de la psychanalyse et de l’autisme ne se limitent pas à l’établissement spécialisé orienté par l’enseignement et la présence de Bruno Bettelheim et qui portait le titre étrange d’École Orthogénique. Bruno Bettelheim était un psychanalyste marginal. Du trauma du camp d’internement où il avait séjourné, il avait extrait un rêve. Le camp détruisait radicalement les liens humains et par là les sujets eux-mêmes. À l’inverse, une institution totalement au service de sujets très souffrants pouvait recréer des liens nouveaux, humanisés, entre soignants et soignés. Ce mythe éducatif s’inscrit dans un moment de la civilisation appelant de ses vœux des utopies communautaires. La recherche de cadres institutionnels adaptés aux enfants psychotiques et autistes a accompagné la recherche d’institutions utopiques en général. Les dispositifs où la psychanalyse s’est appliquée tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle ont accompagné le mouvement de la civilisation. Ils vont de l’École orthogénique, établissement centralisé et « total », à l’École expérimentale de Bonneuil-Sur-Marne conçue en septembre 1969 par Maud Mannoni et Robert Lefort, qui se voulait une « institution éclatée ». Le mouvement ne s’est pas arrêté et les nouvelles institutions faisant partie du dispositif de la santé mentale ont intégré ces différents modèles pour faire des institutions de soins plus proches, plus en phase avec le grand mouvement de désinstitutionalisation. La privatisation du lien social, nouvel idéal apparu à la fin du siècle dernier, redonne une place à l’amour des familles. La psychanalyse en tient compte.
Dans son annexe 3, l’avis du CNCE parle de la « stigmatisation et de la culpabilisation intense des parents ». Dire que la psychanalyse culpabilise les parents, c’est mélanger plusieurs niveaux. Ce n’est pas la psychanalyse, mais sa psychologisation qui aboutit à la culpabilisation du défaut parental devant l’Idéal, et à une typologie des défaillances des mères et des pères. En revanche, l’orientation lacanienne, qui proscrit toute culpabilisation, s’est attachée à mettre au jour les structures signifiantes et libidinales supportant psychose ou autisme, les phénomènes qu’elles génèrent, leur logique propre. Cette annexe énonce encore que dans l’approche psychanalytique « seule importait l’émergence éventuelle d’une demande de l’enfant comme élément de la conduite thérapeutique ». Une telle conception est absurde. Les traitements psychanalytiques de la psychose ou de l’autisme sont fondés sur l’adresse du sujet à l’Autre, et cherchent à établir un « dialogue », aussi particulier soit-il. Le film que Sandrine Bonnaire a fait sur sa sœur, présenté pour la première fois sur France 3 le 14 septembre 2007, témoigne de la rupture brutale qui se produit lorsque le sujet autiste est confronté au rejet de son adresse, et montre à l’inverse les effets bénéfiques spectaculaires que provoque son accueil.
1.Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 119, leçon du 10 mars 1954.
Jean-Claude Maleval
Jean-Claude Maleval
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André, autiste de haut niveau, chercheur en informatique, a mis au point une manière de surmonter ses difficultés à converser qui ne manque pas de surprendre ses interlocuteurs. Il s’est entraîné comme marionnettiste et a fabriqué ses propres marionnettes avec du bois et de la ficelle. Il en possède plusieurs qu’il utilise dans des situations différentes. Elles ont un nom (Boo, Ben Gourion…) et sont bien individualisées dans leur composition. Elles lui viennent particulièrement en aide quand la conversation devient difficile ou quand il est sollicité pour donner son opinion.
Un observateur du phénomène, lui-même autiste, qui passe quelques jours avec André, cherche à comprendre la fonction des marionnettes. Il note qu’André était « incapable de s’engager totalement dans une discussion normale »[1]. Il ajoute qu’il semblait « difficile pour lui, même maintenant, de gérer un système dynamique – celui du langage ou de la conversation. Et donc, par les marionnettes, il visait peut-être à multiplier les rôles qu’il pouvait endosser […]. Quand il ne saisissait pas complètement ce qu’on lui disait, quand il ne pouvait pas s’exprimer correctement ou quand trouver le moyen d’y parvenir allait s’avérer trop long, il cessait d’être lui-même, laissait tomber les obligations du rôle et en endossait un nouveau ».
Beaucoup d’autistes utilisent ce procédé qui consiste à s’effacer pour parler par procuration, se déchargeant ainsi de toute assertion qui leur soit propre. C’est le double qui parle et non eux-mêmes, dès lors les propos sont affectés d’une certaine dérision, et le crédit qu’il convient de leur accorder devient incertain pour l’interlocuteur. « Par le biais des marionnettes, constate le visiteur, il pouvait être, par exemple, ironique. De cette manière, lui ne disait rien qui ne soit pas littéralement vrai ou qui contredise ce qu’il avait dit plus tôt : c’était la marionnette la responsable . Pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que ce n’est pas André qui parle, la marionnette possède une voix qui lui est propre. « Ce n’était pas celle d’un ventriloque – il n’y avait ni accent ni intonation de fausset – mais la voix de Boo était différente de celle d’André, plus monocorde ou semblant provenir de plus bas dans la gorge. »
Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple amusement, bien au contraire, les propos tenus par la marionnette sont surinvestis pas André, ils n’ont pu être prononcés qu’à la faveur de la mise en place d’un procédé complexe, résultant d’un important travail subjectif, de sorte qu’il est une règle impérieuse : ne jamais interrompre les marionnettes. Ne pas la respecter, c’est rompre l’immuabilité, ce qui suscite des colères d’une grande violence. De surcroît la parole des marionnettes garde des traces de la déficience énonciative à laquelle elles tentent de suppléer.
Kamran a le sentiment qu’André « ne peut pas s’élancer. Pas même avec ses marionnettes. Ces dernières, note-t-il, offrent plutôt une défense supplémentaire contre la rupture de sa cohérence locale qu’un moyen d’émancipation ». Les interrompre, c’est dresser un obstacle à sa volonté de rendre la conversation « en permanence méthodique ». Maîtriser l’échange, en protégeant le sujet, qui en reste à distance, telle est la fonction du double, quand il supporte une énonciation artificielle. Pour André, cela semble n’être pas suffisant, la volonté de maîtrise s’étend, en miroir, jusqu’à un contrôle de l’énonciation de l’interlocuteur, bridant celle-ci dans une règle très contraignante : la marionnette ne doit pas être interrompue. Faute de quoi surgit un réel qui rompt la parole.
Faire ainsi d’un double le support d’une énonciation artificielle, par l’entremise d’un objet, d’un compagnon imaginaire ou d’un semblable constitue l’une des défenses caractéristiques de l’autiste. Il s’agit d’une manière de parler en s’absentant, qui constitue une protection contre le désir de l’Autre, mais l’appui pris sur un support, qui est à la fois un capteur de jouissance, et une forme consistante, cadre une énonciation artificielle.
1 - Nazeer K., Laissez entrer les idiots, Oh ! Editions, 2006, p. 31.
Véronique Servais-Poblome
Sous le titre « Les autismes », Alexandre Stevens nous a parlé au Collège clinique de Lille, en octobre dernier, de l’autisme : comme s’il n’y avait pas l’Autisme, comme s’il n’y avait pas l’Autre toujours trop envahissant mais des sujets autistes, chacun avec sa particularité pour répondre. Nous vous proposons ici d’en reprendre les points essentiels.
L’autisme fait partie du champ des psychoses. Le sujet psychotique est envahi par la présence envahissante de l’Autre et de ses objets. Il s’en protège de différentes façons : par le repli catatonique, par l’ironie, par le passage à l’acte parfois. Il y a sans doute autant de façons de rendre l’Autre le plus inexistant possible qu’il y a de sujets psychotiques.
Pour nous, l’autisme n’est pas une maladie génétique comme s’acharne à le prouver le discours scientifique. Ce n’est pas non plus un handicap, ni un comportement à corriger avec récompense ou privation à la clé. « Il faut que vous fassiez comme moi, qu’il vous obéisse sinon ça ne marche pas » disait ce père à Alexandre Stevens lors de l’admission de son fils au Courtil, avouant en même temps que ça ne marchait pas ainsi. Appréhender l’autisme en termes psychologiques ne fait qu’en rajouter sur la culpabilité des parents qui, elle, est de structure, toujours déjà là.
Nous affirmons que le sujet autiste fait un choix, tel Stanley qui est envahi par la voix, au-delà de tous les mécanismes logiques que Margaret Mahler peut lui proposer. En même temps, c’est à partir de ce qui l’envahit qu’il produit une réponse subjective : « Cette fois, elle a sonné un peu moins fort parce qu’elle savait que je l’attendais. » Même si le sujet autiste fait tout pour ne pas entendre la voix de l’Autre, celle-ci est toujours présente. Le sujet autiste la sent, l’éprouve. « L’Autre réel est increvable », dit Jean-Claude Maleval. Le sujet autiste reste donc connecté à l’Autre, c’est-à-dire vivant.
Comment faire avec le vivant sans s’impliquer comme sujet de l’énonciation ? Sean Baron, lui, adresse aux autres une injure qu’il a lue dans un livre à la bibliothèque. C’est une façon subtile pour ce sujet de faire passer une part de vivant sans trop s’impliquer, en citant. Les sujets autistes dits de haut niveau désaffectent le message de toute part émotionnelle en banalisant ce qu’ils racontent. C’est aussi ce que font les autistes qui ne parlent pas comme ce sujet qui, quand on n’est pas trop près d’elle, ne crache pas mais chante des ritournelles. Ces petites chansons répétées ont néanmoins un lien avec la situation et ne sont pas sans signification.
Le choix du sujet se pose dès sa première rencontre réelle avec l’Autre du langage. L’autisme et la schizophrénie sont deux modes de réponses différents. Dans l’autisme, c’est plutôt la présence de la voix de l’Autre qui fait invasion. Le babil étant la dimension de jouissance des sons avant que ceux-ci ne s’articulent en mots, il est fréquent que les petits enfants autistes ne babillent pas ou très peu. Dans le cas de la schizophrénie, où le corps est morcelé, ce serait plutôt la présence du regard de l’Autre qui fait invasion.
Comment donc travailler avec les sujets autistes ? En s’appuyant sur l’enseignement de Lacan, il s’agit moins de s’en occuper que d’entendre ce qu’ils ont à nous dire et d’avoir quelque chose à leur dire. Alexandre Stevens met l’accent sur deux modalités de traitement. Premièrement, le traitement de l’Autre : accepter la volonté de l’enfant autiste de soustraire dans l’Autre le signifiant qui manque sans pour autant accepter que cela le soit dans la réalité, pour reprendre ce que nous propose Eric Laurent. Deuxièmement, une attention portée aux inventions du sujet.
Alexandre Stevens nous pose la question suivante, en guise de conclusion : peut-on parler de sortie de l’autisme ou ne serait-il pas plus juste de parler de style de vie trouvé ou à trouver ? Et si nous en discutions lors les prochaines Journées du RI 3 ?
Éric a tout juste deux ans et demi lorsque sa mère me demande de le recevoir. Il vient juste d’être diagnostiqué « autiste » par une équipe spécialisée et elle pense que la psychanalyse pourrait le rendre « plus civilisé ». En effet, Éric ne parle toujours pas, ne manifeste guère d’intérêt pour ses semblables et surtout pique des crises aussi soudaines que violentes sans qu’on puisse déterminer ce qui les cause. Bref, la vie familiale est infernale (Éric a trois frères et sœurs qui se portent bien mais l’ambiance ne cesse de se détériorer).
Éric pourtant se présente comme un garçon plutôt mignon. Sa mère me signale cependant qu’elle a dû faire appel à un ami assez costaud pour les accompagner jusque chez moi car elle craignait que dans le bus il ne prenne la fuite ou agresse quelqu’un. Lorsque cela se produit, elle ne peut le maîtriser seule.
Je reçois d’abord Éric avec sa mère. Celui-ci reste calme, collé à elle, mais à peine est-elle sortie pour nous laisser seuls qu’une tornade semble avoir envahi mon bureau. Il se précipite sur les rayons de la bibliothèque qu’il entreprend avec une force impressionnante de vider complètement. Mes tentatives pour stopper ce déchaînement par des paroles restent vaines, ce qui me contraint à l’empoigner physiquement pour ne pas retrouver tous mes livres par terre. À la suite de cette première séance plutôt délicate, je propose à la mère de revoir Éric une seconde fois pour déterminer si un travail analytique avec son fils paraît possible.
La deuxième rencontre se déroule dans un style complètement différent. Éric ne manifeste aucun déchaînement de jouissance. Il s’intéresse toujours à la bibliothèque mais d’une manière tout à fait apaisée. Il passe son doigt avec délicatesse sur la tranche des livres tout en jetant un coup d’œil sur mon éventuelle réaction. J’en conclus qu’il a élu cet objet pour débattre avec moi de son impossibilité d’habiter dans le langage et me résous à poursuivre le travail ainsi commencé.
Durant les deux ans où il vînt me voir, il ne parla jamais dans le langage (au sens de l’articulation) mais ne cessa de s’intéresser aux livres. Cet intérêt se manifesta par des chantonnements qu’il émettait en tournant les pages des beaux livres qu’il extrayait délicatement de ma bibliothèque. Il en caressait les couvertures, surtout si elles étaient recouvertes de cuir. Enfin, il dessinait des livres en découpant dans une feuille un cadre avec des lignes.
Après-coup, j’ai considéré cette première séance avec ce jeune autiste comme une modalité très singulière de dialoguer avec le psychanalyste. Tout était réuni pour que cette rencontre soit impossible : violence du comportement, pratiquement pas d’inscription dans la registre de la parole… Cependant, ce qui retint mon attention fut la particularité et le style de son agression qui ne visait que les livres et aucun autre objet du cabinet. Son geste, qui consistait à faire tomber les livres par terre, laissait apparaître un vide dans les rayons de l’Autre si bien rangé. Je fis avec lui le pari que l’élection de cet objet prélevé chez l’Autre pour produire un vide était la condition d’un possible traitement de cette jouissance si débordante.
Vilma Coccoz
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Hanna Arendt, l’une des références les plus marquantes de la pensée du XX e siècle, anticipait avec épouvante les conséquences que l’avancée du behaviorisme pourrait avoir. Dans son livre La condition humaine 1, écrit en 1958, elle élabore un diagnostic lucide de l’état de la civilisation, et met en garde contre le conformisme croissant et la bureaucratie aveugle et tyrannique. Elle se rebelle avec la dernière énergie contre le nouveau dieu des statistiques : « Le postulat qui veut que les hommes "se comportent", mais qu’ils n’agissent pas avec leurs semblables » 2. L’acte, du fait qu’il naît dans la trame du discours, au sein de ce qui est proprement humain, est singulier, unique, exceptionnel, et c’est à cela qu’il doit son caractère extraordinaire et historique. En revanche, dans le comportement, ce qui prime, c’est ce qui est semblable, homogène, mesurable, soit la norme. C’est pour cela qu’Arendt considère que l’uniformité statistique ne constitue en rien un idéal scientifique inoffensif, mais bel et bien un idéal politique. Si celui-ci réussit à s’imposer, « les exploits auront de moins en moins l’occasion de remonter la marée du comportement, et les évènements perdront de plus en plus leur signification… » 3 Cette réflexion qui ne fait qu’anticiper la situation actuelle en ce qui concerne le traitement de l’autisme, a pris la tournure d’un attentat systématique contre les êtres les plus fragiles, qui ne disposent que du silence comme dernière défense face à l’agression de la « pédagogie » qui leur arrache leur capacité d’action, c’est-à-dire leur humanité. Fort justement, dans son livre Sortir de l’autisme, Jacqueline Berger affirme que « rien n’est plus dangereux qu’une idéologie qui ne dit pas son nom, qui s’affirme comme vérité scientifique » 4.
Très documenté, exercice de critique aigu et intelligent, ce livre témoigne de la souffrance des parents, leur désarroi face au nihilisme thérapeutique des « experts » qui proclament que la cause de l’autisme est génétique et sa cure, impossible.
Jacqueline Berger tire les conséquences de tels postulats pour les autistes et leurs familles, à l’aide de données économiques qui justifient certaines mesures de restriction et d’abandon des traitements appropriés prises par l’administration publique. Mais, avant tout, ce livre constitue un plaidoyer en faveur de la subjectivité lorsqu’il précise la portée anthropologique et éthique en jeu dans le diagnostic et les thérapies de dressage des comportements : « Je pense que nous devrions envisager les troubles autistiques comme des blessures existentielles, un trouble de l’être, affirme J. Berger. Et envisager les autistes comme des sujets mal assurés de leur existence, toujours menacés d’une dépossession du sentiment d’exister » 5.
Traduction : Daniela Fernandez
1 – Arendt H., La condición humana. Paidós, Barcelona, 1993.
2 – Ibid., p. 52.
3 – Ibid., p. 54
4 – Berger J., Sortir de l’autisme. Buchet-Chastel, Paris, 2007, p. 44.
5 - Idem
6 – Lacan J., Mon enseignement, Seuil, Paris, 2005, p. 12.
7 – Rouillon J.-P., argument de présentation des VIIIes Journées du RI3.
8 – Lacan J., « Variantes de la cure-type », Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 330.
9 – Egge M., La cura del bambino autistico, Astrolabio, Roma 2006, p. 136.
10 – Miller J.-A., Entretien dans la lettre en ligne de l’ECF, 4 décembre 2007.
Nathalie Georges Lambrichs
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C’est la jouissance qui est autiste : « Sans ascendant véritable, sans descendants possibles », comme l’était Gustave Moreau pour Huysmans. Cette formule me semble venir à point définir l’enfant contemporain. Ne dirait-on pas qu’il est, parfois, cet unique absolu ? La gageure pour l’analyste est alors de lui permettre de traverser les sortilèges qu’il déploie pour se défendre contre l’immonde du monde où il est perdu.
J’ai mis du temps à saisir la still life qui animait ce Pierrot (lunaire), diaphane et ondulant, quasi mutique. Il paraissait enveloppé dans sa jouissance, et ne consentir à aucun amarrage signifiant. Ses parents éperdument coupables d’avoir failli à leur tâche, accablés de deuils familiaux pendant la première année de la vie de P* et ayant commis l’année suivante un petit frère, chacun en analyse, avaient tôt fait la démarche de consulter pour lui. J’étais la seconde analyste, pour cause de retraite de la précédente. P*, prostré et silencieux, se laissait déposer et, avachi sur son siège, semblait ailleurs. En même temps, et je souligne ce que cette expression a de paradoxal, en même temps il réalisait de très beaux dessins colorés qui agençaient des circuits piranésiens, et en même temps qu’entre nous s’instaurait le jeu du pendu.
Justement, ce n’était pas le même temps. D’une part, se déroulait, ineffable et stupide, le temps de la répétition, car ce sont deux années et demi qui s’écoulèrent, mortelles et inertes pour moi, soit la différence d’âge entre P* et son cadet. D’autre part, je fomentai une ruse, pour rompre cette éternité, au moment même où justement elle allait se boucler en une période significative, s’inscrire comme répétition, ce que je n’avais pas du tout anticipé.
Toujours est-il que la faveur d’un événement imprévu me permit de secouer cette torpeur, quand je pus saisir l’occasion de proposer à P* d’accueillir une stagiaire venue d’un pays lointain. Il accepta et se montra tout autre que je l’avais vu jusqu’ici. Je repris alors mes notes, fort nombreuses, et j’y découvris, stupéfaite, à chaque page, cette still life, frémissante, faisant signe éperdument.
Dirais-je que nous étions plongés dans un autisme à deux ? En quelque sorte. Le parcours s’est depuis logifié. Les signifiants des pendus (une séance, un pendu) ont été enchaînés, et le pendu lui-même a trouvé la sortie, le jour où P* l’a dessiné, debout, et a écrit dans la bulle partant de sa bouche un : « la corde est trop longue, je suis sauvé ».
Depuis, la cure proprement dite a commencé. P* me fait témoin de sa passion pour les animaux. Il les dénombre et les mesure, les répartit en catégories, aborde la question de leur reproduction. Le hasard a voulu que je retrouve une parole de Freud, en novembre 1909, à la Société du mercredi. Pour l’éducation sexuelle des enfants, dit-il, contentons-nous de leur observation des animaux. Tant qu’il y aura des animaux, et notamment des ânes, il y aura chance qu’il y ait des hommes ? Cela réserve la question de la femme, rrrreusement. P* commence à tourner autour de la question, prudemment.
Interview de Jean-Pierre Rouillon, par Luc Garcia (L’Epoque Freudienne, Liaisons écrites de l’Association des Psychologues Freudiens, n°19, 20/12/2007)*
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LG - Jean-Pierre Rouillon, vous êtes directeur du Centre Thérapeutique et de Recherche de Nonette qui organise les prochaines journées du Réseau International des Institutions Infantiles, le RI3. Le titre de ces journées, "Le dialogue avec l'autiste", est-ce seulement une provocation ? Cliniquement, pourquoi ce titre ?
J-PR - « Le dialogue avec l’autiste » n’est nullement une provocation. Il s’agit plutôt d’un paradoxe dès lors que l’autisme se définit d’abord comme un retrait, un refus de la relation. Ensuite, Kanner note dans ses articles, que pour lui, il n’y a pas de distinction entre les autistes qui ont l’usage de la parole et ceux qui ne l’ont pas. L’autiste ne se sert pas du langage pour communiquer avec l’autre. Pour autant, le dialogue, lorsqu’il s’agit de la psychanalyse, ne se définit pas à partir de sa valeur de communication, mais plutôt sur le versant de ce que chacun met en jeu dans la rencontre et dans la parole. Il y a dialogue lorsque cela provoque un changement dans le rapport au monde, dans le rapport à la vérité, dans le rapport au savoir, dans le rapport au corps de chacun des protagonistes. Cliniquement, ce dont nous devons rendre compte, c’est d’une conversation qui ne se déroule pas dans le sens, mais dans le hors sens, et qui pourtant produit des effets, des effets sur le sujet, en modifiant son rapport au signifiant et au corps. S’agit-il d’un dialogue ? Est-ce que la rencontre avec ses sujets, le fait de consentir à apprendre leur lalangue, peut nous conduire à reprendre le concept de dialogue en ce sens qu’il ne reculerait pas devant le réel ?
LG – De plus en plus souvent, on entend dire dans les enseignements de psychologie inspirés par le cognitivisme, que l'autisme serait un défaut de traitement cognitif, que les autistes, en fait, ne comprennent pas. Comment vous différenciez-vous de cette approche ?
J-P R - Notre approche de l’autisme est radicalement différente de celle des comportementalistes. Pour ce qui concerne les sciences cognitives, certaines de leurs récentes découvertes confirment des hypothèses que la psychanalyse a avancées depuis fort longtemps. Ce qui nous différencie radicalement des comportementalistes qui se servent des sciences cognitives comme caution, c’est qu’ils visent avant tout à faire disparaître la psychanalyse et tout traitement se fondant sur la position subjective. Nous ne pensons pas que le bonheur de l’individu puisse s’obtenir sans son consentement, à cause de la pulsion de mort. Il s’agit avant tout, pour nous, de nous enseigner de l’autiste et de sa façon singulière de se débrouiller, parfois fort mal, de son rapport au monde, au signifiant et au corps. Ce que nous découvrons alors, c’est le versant de la création chez des sujets qui semblent pourtant essentiellement dépourvus.
LG - Lacan est d'une étonnante sobriété pour ce qui concerne l'usage du terme d'autisme. Il en parle essentiellement dans la conférence de Genève sur le symptôme. Quand avez vous professionnellement choisi d'utiliser ce terme, alors que l'on parlait plus facilement de
psychose infantile ou de schizophrénie infantile ? Cet usage est-il uniquement lié au dialogue avec les organismes de tutelles ? Ou implique-t-il autre chose dans votre travail clinique?
J-PR - Lacan est effectivement d’une grande sobriété en qui concerne l’autisme. Mais cette question reste présente tout au long de son enseignement et il donne des indications remarquables de précision en ce qui concerne le traitement psychanalytique de l’autisme, dans le Séminaire I, dans le Séminaire XI, dans l’allocution sur les psychoses. Reprendre cette question de l’autisme ne signifie donc pas seulement reprendre les termes du discours du maître moderne, c’est avant tout prendre acte de l’importance croissante de l’autisme et de la schizophrénie dans l’enseignement de Lacan pour ce qui concerne la clinique psychanalytique des psychoses. C’est partir du fait que l’Autre n’existe pas et que la question de la jouissance est centrale. Il est par ailleurs remarquable que cette orientation permette de mieux répondre au discours du maître dans un dialogue qui prenne appui non sur le chiffre, la statistique, la classification, mais sur la singularité.
Le travail impliqué par l’usage de ce terme a conduit cliniquement à privilégier la dimension du hors sens et un travail sur le signifiant et l’interprétation débarrassé des scories du sens et de la signification. Paradoxalement, cela nous a aussi amené à privilégier le versant de la création et des pouvoirs de la parole.
LG - Pourquoi d'après vous, l'autisme suscite autant de polémique ? Est-ce nouveau ?
J-P R - L’autiste est celui qui refuse la valeur première de nos sociétés contemporaines, la communication. En même temps, il nous montre, de façon dénudée, l’isolement dans lequel s’enfoncent de plus en plus les individus de la société moderne. Il est comme « le signe en impasse » pour reprendre l’expression de Lacan dans « La causalité psychique » de l’idéal de nos sociétés, la communication. Il démontre au contraire le procès de ségrégation qui se voile sous ses intentions qui paraissent louables. Derrière les polémiques, la fonction d’énigme de l’autisme demeure, et c’est ce que la psychanalyse doit maintenir en lui rendant sa fonction de symptôme. À ce titre, l’autisme aujourd’hui occupe, d’une certaine façon, la place d’interrogation que la folie a su maintenir pendant des siècles. Elle interroge chaque parlêtre sur l’essence même de toute formation humaine.
LG - Pour vous, quelles interrogations a suscité la rencontre avec des sujets autistes dans votre formation clinique ? Le dialogue, on a l'impression que c'est le mythe du névrosé. Le mythe du névrosé vaudrait-il aussi pour les autistes ?
J-P R - Je ne sais pas si le dialogue est le mythe du névrosé. Ce qui est sûr, c’est que Freud a inauguré avec le névrosé un nouveau type de dialogue, un dialogue qui se fonde certes sur la vérité, mais une vérité insu du sujet. Ce que Lacan a repéré, ce sont les limites de ce dialogue, lorsqu’il s’appuie sur le sens et la vérité. Cette limite du dialogue qui est inhérente à l’autisme, oblige à inventer une nouvelle forme de dialogue dès lors qu’il s’agit, quand même, de leur dire quelque chose, comme l’indique Lacan dans sa conférence à Genève.
La rencontre avec ses sujets est alors l’occasion de s’interroger sur le dialogue lui-même et de l’envisager dans la dimension du hors sens. Est-ce un nouveau mythe ? Laissons le temps et l’expérience en décider. Pour ma part, il est plutôt question des nouveaux rapports entre le réel et le semblant.
LG - Que nous apprennent les autistes sur le lien social ? Est-ce seulement un délire de névrosé de s'émerveiller devant les gestes qu'ils adressent à l'autre ? Que pouvez-vous dire de l'autisme et de l'adresse ?
J-PR - De façon étonnante, la fréquentation de ces sujets qui semblent hors de tout lien social, permet de saisir ce qui fonde réellement le lien social, le rapport à la jouissance. L’autisme, comme tout parlêtre, doit en passer par l’autre pour traiter ce qu’il en est de la jouissance. Lorsqu’il peut le faire en faisant usage de l’ironie, il nous ramène à la faille et à l’impossible qui nous font tenir, il y a lieu alors de prendre le seul parti convenable, celui de la joie et celui de l’enthousiasme, ce qui laisse à sa place l’émerveillement.
*Merci aussi à la Lettre Mensuelle d'avoir autorisé, en avant-première, la publication de cette interview.
Henri Michaux
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On ne sait pas son âge. Il babille. Après des mois dans un hôpital, puis dans un orphelinat. Il n’aime toujours pas les hommes, la cuisine des hommes. Il aime les bananes.
Dans des lieux pleins de parlants, il n’a pas appris la parole. Dans son babil ininterrompu, pas un mot. Fatigué il s’étend par terre.
Il s’évente machinalement de la main. Des cercopithèques font pareils. Il fait chaud en pays tropical.
Quelqu’un — pas retrouvé — aurait dit l’avoir vu dans les arbres, faisant avec de petits singes enkendes des bonds prodigieux.
C’était encore l’époque des grands massacres. Par tribus entières les exterminations, l’exode.
Agité, fixé par rien, par personne, un malheureux petit nègre, l’air perdu et son nom perdu s’il en eut jamais, de force chaque soir est introduit dans un lit, où par des sangles il est maintenu.
On cherche — difficile recherche — s’il n’aurait pas quelque part, vivant, un père. Les ans, les lieux ne concordent pas. Sa solitude où n’entra jamais personne, pas place pour un père en sa solitude.
Quelque chose, souvenir ou épreuve trop dure, a tout bloqué.
Un balancement, un balancement le plus souvent entraîne son corps. Il ne connaît pas de repos hors ce balancement.
Pour exprimer l’inexprimable qui est en lui, le débordant, l’immense, le totalement inexprimable, il a un certain hurlement, pour l’inexprimable du mal, du manque, de la détresse.
Hurlement, qui éloigne. Les autres enfants, c’est l’exprimable qui est leur affaire, leur apprentissage, leur étude, seulement l’exprimable. Hurlement bon pour les singes.
Faut-il pour hurler avoir vécu en singe parmi les singes ?
Il se frappe la tête des heures durant, encore et encore, jusqu’à en avoir des cals aux mains, aux oreilles, à la tempe, des coups qu’il s’y donne, à la tête qui ne le laisse pas tranquille, là où est son dérangement, son vide, sa vraie histoire, là où peut-être une scène intolérable ne se dissipe pas.
Enfant perdu dans la nature, sans guide, sans outils, sans sécurité, quand résister au froid, au vent, au soleil ardent requérait toutes ses forces... Comment en serait-il resté pour penser, pour parler ?
Pauvre enfant d’un pauvre pays, “si pauvre” écrit un envoyé en ces années terribles, “que pour économiser les balles on exécutait les gens à coups de marteau sur la tête”.
Que quelqu’un lui touche seulement la tête, il s’affole; une crise s’empare de lui. L’enfant évasif, distrait, à l’instant réveillé, devient présent, électriquement présent, ramené comme par un ressort à l’intolérable, à l’indiciblement intolérable.
*Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, Paris 1981, Gallimard, p.87-92.
HM cherchait-il un chemin perdu quand il passa le seuil d’un de ces lieux qui sont nos lieux, « hauts lieux de la misère humaine », disait Eric Laurent accueillant à Sainte-Anne les participants à la Section clinique il y a, pour moi, plus de vingt ans ? Chaque mot est ici une trace, l’impact d’un impossible à dire comme à taire.
« Je m’arrête d’évoquer tout stable a défailli »
HM. Ses mots le suivent, lui qui nous précède, et nous, mêlés à la cohorte de ses mots, y frayons d’autres voies pour développer et réduire nos rencontres avec ce qui ne passe pas et ne transgresse rien.
Car, dit-il encore,
« Il a été constaté dans un grand nombre de cas qu’en l’absence d’une certaine fille (soit de la famille, soit travailleuse attachée à la maison) les phénomènes étranges manquaient tandis qu’ils revenaient en sa présence, qui toutefois ne devait pas nécessairement être très proche » (Une voie pour l’insubordination).
Nous sommes de cette famille, de cette maison, de ce travail proche des phénomènes étranges et des événements poétiques auxquels nous nous efforçons de trouver des amarres de raison, sans céder sur l’oubli de rien.
Nathalie Georges-Lambrich
Jean-Pierre Rouillon
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Depuis des années, nous sommes plusieurs à nous confronter à cette rencontre impossible avec l’autiste, avec l’aide du discours analytique. Depuis des années, nous sommes plusieurs à tenter d’ouvrir une brèche dans ce mur que déploie devant nous l’autiste. Face au déferlement du ravage, à l’insensé des actes et des gestes, face au silence assourdissant, face au bruit tonitruant, aux paroles indéfiniment répétées, à la violence quotidienne, à l’inertie d’une satisfaction sans commune mesure, nous n’avons bien souvent que la certitude de l’angoisse comme point de repère pour cerner le réel auquel nous avons affaire. Notre seule boussole dans ce désert peuplé de mirages sans nom, c’est que l’autiste appartient à la communauté humaine, qu’il est comme nous effet du signifiant et qu’il a affaire à la parole.
Dans ce désert où le désêtre chemine avec la masse des signifiants proférés, sans qu’un nouage ne vienne creuser une oasis de discours, il n’est pas question de prêcher la culpabilité de quiconque, surtout pas celle des parents qui sont nos compagnons d’infortune dans cette traversée, sans carte ni boussole. Il s’agit avant tout de saisir que nous sommes responsables de nos actes, de nos gestes et de nos attitudes dans la rencontre avec le sujet autiste. En effet, toute rencontre avec l’autre, pour le sujet autiste, vient actualiser le fait que chaque geste, chaque parole, chaque attitude se situe sur le tranchant qui distingue et noue la destruction et la création, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Chaque rencontre, même fugace, même fortuite, peut se figer en une éternité vouée à la réitération du même, ou ouvrir à la création d’un temps et d’un espace où le style même du sujet pourra enfin se manifester et lui permettre de construire un lien social inédit.
J’ai longtemps cru – croyance qui m’a permis de continuer à arpenter ces rives hostiles – que la rencontre était l’alpha et l’oméga de ce qui se présentait comme un traitement de l’autisme, qu’il suffisait d’une volonté de fer pour ne pas céder devant l’adversité et l’ironie du sujet autiste, que la rencontre seule était gage de liberté et de fidélité, que la présence même refusée était le remède de tous les mots. C’était confondre l’objet en excès, l’objet en jeu dans la rencontre, avec la relation du même nom, me faisant dès lors un partenaire trop encombrant de ne pouvoir se réduire au symptôme, mais de s’équivaloir au ravage. Coincé entre présence et absence, entrée et sortie, essayant d’en saisir la logique, réduit à ce reste de pensée, je ne portais aucune attention à ce que le sujet proférait au lieu même de cette rencontre. Je n’entendais pas ce qui bruissait, ce qui murmurait, ce qui hurlait de façon insistante, provoquant le silence de celui qui ne veut pas entendre.
La pratique à plusieurs a ce mérite de respecter le trajet de chacun tout en lui permettant de prendre acte de ce que l’autre lui transmet de son expérience. Il m’a fallu le temps d’entendre et de mesurer la portée de ce que Jean-Robert Rabanel nous transmettait de ses conversations avec un tel ou une telle, pour enfin ouvrir mes oreilles, et non pas mon entendement, à ce qui se proposait, de façon insistante mais civilisée, à se faire entendre de la part de ces sujets qui ne savent choisir entre le silence et le verbeux.
Si ces sujets sont avant tout parlés et se défendent de la parole du fait de ne pouvoir prendre appui sur le sens, ils traitent ce qui les envahit en prenant au sérieux le fait que le mot est d’abord matière avant que d’être voué au sens. Ils le traitent alors matériellement, en le répétant, en le hachant, en le modulant, en le criant, en l’incarnant, en le chantant, en le dépaysant. Ils prennent acte du fait que c’est dans la relation au signifiant que vient s’inscrire leur rapport à l’autre, au corps, à la souffrance et à la satisfaction. Ils nous transmettent les pouvoirs de la parole et c’est en consentant à leur façon de faire avec le signifiant que nous avons chance de pouvoir instaurer un dialogue sur ce qui fait l’essence du parlêtre. Laissant de côté les affres de la présence et la pensée, il est alors possible de dialoguer avec le sujet autiste, dialogue qui fait alors surgir, du trou enfin advenu, la joie dans le désert.
Virginio Baio
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Les indications de Lacan sur l’enfant autiste, sobres et fort opératoires à la fois – « instaurer le dialogue »(1) ; « il y a sûrement quelque chose à dire »(2) – nous poussent à inventer et à être surpris par la réponse inattendue du sujet ! Lui dire quelque chose, pour qu’il nous constitue comme partenaire de son énonciation à venir, peut nous confronter à devoir dénouer plusieurs énonciations, qui risquent de se court-circuiter entre elles.L’acte premier de « donner la parole » à des enfants mutiques(3) vise à inscrire dans l’Autre cette « place du vide »(4), si essentielle dans la production du sujet.
Un dialogue à quatre
Les parents de Marc, 4 ans, angoissés, demande à me rencontrer, malgré la distance qui nous sépare géographiquement. Lors de cette unique rencontre, précaire(5), sans filet, Marc entre dans la pièce, ses parents à sa suite. Les suivant, je m’assieds en gardant mon bras gauche tendu vers…
Pendant que les parents me parlent sans s’arrêter de l’étrangeté de Marc, il met en ordre les chaises, sans me regarder, en chantant des ritournelles. Après quelques minutes, il se rhabille pour partir. Tous trois parlent en même temps.
Alors, dès que Marc prend les seins de sa maman, je chantonne des « Aaaaah! » et « Eeeeeh! » quand il amène le manteau de son papa. Chaque fois qu’il me regarde, je cache mes yeux avec ma main et chante « Oooooh ! » Le temps passe et Marc me regarde de plus en plus.
« Tu as raté quelque chose, dit le papa à la maman qui revient des toilettes. Une fois que tu es sortie, Marc est allé prendre la main de monsieur Baio pour venir te chercher. » La mère, surprise, se précipite dans le couloir. Marc vient à nouveau chercher mon bras, que je gardais toujours tendu vers lui. Alors, continuant à me cacher les yeux, je chantonne « Oooooh ! » Il me sourit légèrement.
« Vous savez, me dit la maman, visiblement étonnée, c’est la première fois qu’il s’adresse à quelqu’un qu’il ne connaît pas. En fait, l’autre semaine, Marc ne voulait pas rentrer parce que dans sa maison il y avait un inconnu. Il est enfin rentré mais en gardant son bras devant ses yeux. »
Après une heure trois quarts, les parents, désangoissés par l’inattendu de leur enfant, s’en vont. Un début de discontinuité entre énonciations a été possible grâce à des « déclinaisons du moins »(6).
Un dialogue avec les enseignants
La présence d’un enfant autiste dans une classe peut parfois angoisser, provoquant une ségrégation, des fugues ou des agressions. Pour les enseignants confrontés à l’impasse, nous avons mis en place SOS-enseignants afin de les soutenir pour lire l’opacité de ce qu’ils rencontrent. C’est ainsi qu’en se rendant sensibles à la dimension du sujet, ils parviennent à entrer en dialogue avec lui.
Jacopo, 14 ans, se promène avec une montre qu’il garde dans sa main comme une boussole avec laquelle il s’oriente sans cesse. Il consent cependant à ce que l’enseignant, sensible à la fonction de l’organe supplémentaire, cache la montre durant les cours, pour se soutenir de la seule présence de l’enseignant.
Mario, 12 ans, n’arrête pas de faire passer devant ses yeux un feutre. Si on l’en empêche, il s’enfuit ou donne des coups. L’enseignant, pour s’adresser à lui, parle en direction de la porte de la classe. Cela le fait sourire et il peut suivre les cours.
Un enseignant soutient la demande de Renzo, un autiste de 9 ans, d’installer un deuxième tableau noir, en classe, à son usage exclusif. Sensible à l’opération d’extraction, l’enseignant, par cette opération, n’introduit-il pas la dimension d'énonciation de Renzo qui, par le tableau noir, troue subjectivement l’Autre ?
Instaurer un dialogue avec l’autiste ne peut se réaliser qu’à la condition d’instaurer d’autres dialogues, une polyphonie de dialogues avec les partenaires du sujet : parents, enseignants, assistantes sociales, thérapeutes, praticiens… Produire une polyphonie d’énonciations, en faisant du trou du sujet à advenir la clef de voûte de ces dialogues.
1- Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 119.
2- Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, p. 17.
3- Daubresse M., « Les débuts de l’Antenne », Préliminaire, 11, 1999, p. 18.
4- Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 88.
5- Di Ciaccia A., « Il y a vingt-cinq ans », Préliminaire, 11, 1999, p. 5.
6- Miller J.-A., « La matrice du traitement de l’enfant loup », la Cause freudienne, 66, 2007, p. 150.
Marie-Elisabeth Sanselme-Cardenas
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C’est une urgence éthique de prendre en compte la situation des autistes pour leur permettre, au présent, de mener une vie digne, adaptée à la spécificité de leur souffrance et à celle de leur famille, en laissant les chercheurs chercher, mais sans cesser de demander à la société de se donner les moyens, dès maintenant, de les accueillir dans des structures adaptées.
À chaque découverte supposée, en génétique et en médecine prédictive, se pose la question d’un espoir donné aux familles, espoir démesuré, anticipé et donc faux, qui majore leur souffrance de la déception subséquente. Les prétendus tests de dépistage, proposés quelques jours à peine après la publication de la découverte de l’implication d’un gène dans l’étiologie de l’autisme en 2006, révèlent le manque d’information nécessaire et de sérieux de l’expérimentation. Par ailleurs, cela pose le problème, quand ils sont en vente libre, d’une annonce, redoutable et redoutée, hors de tout contexte de diagnostic et de pronostic éclairés et hors de tout accompagnement.
L’autisme nous interroge et nous invite à considérer la part d’humanité de chacun en balayant les a priori. Il est à situer dans la clinique différentielle des psychoses. Sur le plan éthique, il relève d’un choix du sujet 1. Ce choix peut être extrêmement précoce, mais Lacan fait remarquer que « si l’autiste se bouche les oreilles à quelque chose en train de se parler c’est bien qu’il est déjà dans le post-verbal, puisque du verbe il se protège » 2.
Sur le plan thérapeutique, la prise en charge psychanalytique de l’autisme telle qu’elle se pratique dans les institutions du RI 3 se fonde sur la considération particulière de chaque sujet, et non sur lui en tant que syndrome, en utilisant tous les signes que chacun peut laisser sortir de son corps et en écoutant sa langue particulière, « le trognon de parole » 3, parfois réduit à un seul son, pour essayer d’entrer avec lui dans sa lalangue, dans son monde.
L’autisme interroge et dérange. Il met en évidence le véritable statut de la parole que l’on envoie et qui ne revient pas, bien qu’elle soit arrivée. Nous sommes nous-mêmes privés d’un retour. Ne faut-il pas nous adresser à l’autiste comme nous parlons à tout être humain mais en acceptant que rien n’en revienne, du moins de ce que nous en attendions, en nous tenant prêts à écouter ce qui vient, l’imprévu, le non formulé dans le langage courant ? Se mettre à disposition du sujet, à égalité avec lui, sans présupposer une supériorité du langage sur la « lalangue » 4 ?
L’autisme pose la question de ce qu’est un être humain. Si on considère que le langage en est la spécificité, c’est en tant qu’être humain qu’il faut aller à la rencontre de l’autiste en allant à la rencontre de son langage, celui qu’il a décidé, lui, d’avoir et de laisser transparaître. S’il ne s’agit pas d’une décision consciente, ce sujet est-il la preuve qu’une autre volonté nous constitue ? Faire le pari qu’il en est ainsi, n’est-ce pas la meilleure façon de l’aider et de le respecter ? N’est-ce pas la position éthique qui s’impose au présent, quand les autres méthodes n’aboutissent pas ? Peut-on penser qu’il s’est donné une loi si dure et si tôt, et ne pas la respecter alors qu’il paye si cher ? L’autisme nous montre-t-il que l’homme peut se donner des lois inconscientes 5 ?
Les Journées du RI 3 ne manqueront pas de nous apporter des éléments de réponse en nous permettant de voir en application la volonté de donner au discours analytique la possibilité de s’exprimer sous toutes ses formes, même les plus inattendues.
1 -Rabanel J-R., Intervention aux deuxièmes journées du RI 3 de janvier 1995, Mental no 2, mars 1996
2 -Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil.
3 -Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Leçon du 10 mars 1954.
4 -Sanselme-Cardenas M-E, Mémoire de Master 2 de philosophie Prédiction en médecine, médecine prédictive, spécificité, fondements pour une éthique. Regard philosophique et psychanalytique sur Prédikté, troisième fille d’Esculape. Octobre 2007.
5 - Ibid.
Dominique Haarscher-Van de Wijngaert
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L’ACF-Belgique pour sa dernière Soirée « Sur le vif » de l’année 2007 a accueilli Jacqueline Berger à l’occasion de la sortie de son livre Sortir de l’autisme. Judith Miller accompagnait Madame Berger pour cette première rencontre dans notre champ. Bruno de Halleux et Guy Poblome ont animé le débat. Journaliste et mère de jumelles autistiques, Jacqueline Berger a témoigné du combat qu’elle mène, semblable au nôtre, dans sa détermination à dénoncer l’idéologie dominante, non seulement dans ses carences de prises en charge des enfants autistes mais également plus largement dans un débat de société sur l’effacement de la dimension subjective dès le plus jeune âge. Son combat pour la différence à partir du principe d’incertitude rejoint le nôtre et son témoignage fut d’une grande richesse à plusieurs niveaux. La première raison qui l’a poussée à écrire ce livre à un moment de son histoire est, nous confie-t-elle, une volonté d’arriver à changer le regard des autres sur ses filles. Elle insiste sur le fait qu’elle a écrit ce livre en son nom propre et non à la place de ses filles. Ensuite, une « cascade de pourquoi » s’est enchaînée. Ici, c’est comme journaliste confrontée à toutes les inepties qui se disent sur l’autisme qu’elle fut amenée à écrire son livre qui va bien au-delà d’une question personnelle. Son livre, divisé en deux parties, dénonce pas à pas et avec une grande rigueur l’évolution insidieuse du discours dominant vers le rejet de l’autre, de sa différence et de sa singularité. Dans la première partie, elle fait une analyse historique de l’évolution du concept d’autisme depuis son invention par Kanner en 1943. Dans la deuxième partie, elle déploie l’autisme sociétal qui nous submerge et qui nous mène vers une « société de consolation » selon l’expression de Leslie Kaplan, une société dans laquelle on consomme béatement. Je la cite : « Erigée en valeur suprême, la liberté n’est plus que le droit à ne pas se poser de questions : un renoncement à penser et la jouissance infantile instituée en vertu. » Comment mieux dire la montée au zénith de l’objet a formulée par Lacan en 1969 ? Relevons encore la conclusion du livre dans laquelle elle réhabilite la dimension de la souffrance comme faisant partie de l’humanité et non comme devant être éradiquée à tout prix. Son témoignage à cette soirée n’a fait qu’esquisser ce qui, dans son livre, constitue un démontage rigoureux des fausses évidences sur la causalité de l’autisme. Elle insiste sur la « fabrication du handicap mental » qui conjoint la pseudo causalité génétique et le handicap qui ne renvoie qu’à la déficience de l’individu et de lui seul, niant par là que le handicap est avant tout à lire à partir d’une norme sociale d’aptitudes comportementales. Il n’y a évidemment pas de place pour accueillir les enfants comme sujet dans cette perspective ! Comme l’indique Eric Laurent, la psychanalyse ne nie pas les données biologiques ni leurs conséquences sur le sujet, elle affirme la dimension du corps et du parasite langagier pour tout parlêtre. En ce qui concerne l’accueil des enfants autistes, Jacqueline Berger insiste sur la question du lien : « Il faut créer du lien », dit-elle. La « pratique à plusieurs » est fondamentalement basée sur ce point ; nous faisons le pari de devenir partenaire de l’enfant autiste dans la construction de son objet autistique ou dans l’élaboration d’un double comme le précise Jean-Claude Maleval dans ses derniers textes. Judith Miller a posé une question cruciale concernant l’avenir de notre lutte : faut-il créer une association de parents d’autistes pour contrer celles qui existent et qui sont manipulées par les TCC ? Jacqueline Berger – parce qu’elle choisit de se maintenir à distance de la plainte qui souvent accompagne la souffrance des parents – répondait que ce qui est essentiel, c’est la création d’espaces de rencontre autour de la fête ; des associations qui soient « un antidote » aux associations de parents et qui pourraient être soutenues par le discours analytique. Terminons sur la note optimiste que Jacqueline Berger a insufflée : on peut défendre les talents des autistes ; et si ceux-ci ne sont pas dans la norme mais source de joie, laissons-les s’épanouir plutôt que de vouloir élever le niveau de leur « déficit ». C’est tout simplement, dit-elle, « permettre l’émergence d’êtres humains différents ». N’est-ce pas le pari de nos institutions orientées par la psychanalyse lacanienne ?
Philippe Lacadée
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Le point que nous partageons tous, c’est que nous avons décidé de ne pas reculer devant les styles de vie des dits-autistes, et les désarrois qu’ils peuvent produire au sein de leur famille ou de ceux qui s’occupent voire se préoccupent d’eux.
Et d’ailleurs, y-a-t-il un dit-autiste, lui qui, lorsqu’il ne consent pas à faire le choix de se représenter par un signifiant auprès d'un autre, se voue à faire jouir le silence du signifiant Un tout seul. Et bien voilà qu’il l’incarne dans son immutabilité, son terrible silence du mot-dit, des fois une seule fois, et qui ne s’articule pas ou plus à l’Autre. Au point d’être là, lui dans son errance, dans sa « liberté libre » l’Autre à lui tout seul, l’Autre qui, s’il ne dit rien, a quand même la parole, réduite au trognon de pur cri, ou bruit de bouche. Il l’a tellement en lui qu’il peut en devenir verbeux et que, s’il vous comprend, il refuse de vous entendre en tant que votre présence est trop intimante pour lui, pour son être.
Un jour, une mère m’a dit que la seule parole qu’elle avait entendue sortir de la bouche de sa fille autiste, alors qu’elle lui demandait ce qu’elle voulait manger avait été « Rien ». Voilà comment le bien entendu de cette mère lui certifia qu’entre elle et sa fille aucun malentendu de naissance ne pouvait inscrire la place possible du désir du sujet.
Le « sujet natif » se réduisit là au Rien dit à l’Autre. Une logique de la jouissance du bord de l’Autre se mit alors en place dans l’expérience de vie de cette jeune fille. Etre là en position, près de l’Autre, mais juste au bord de la paire ordonnée S 1-S 2, sans jamais consentir à y entrer, à s’y établir. Comprendre ce quelque chose que la mère veut, mais surtout ne jamais lui répondre. Cela peut aller jusqu’à, par exemple, ce qu’une autre enfant autiste nous apprit, soit de refuser de répondre à l’appel de son prénom.
Pour Lacan, instaurer revient à établir pour la première fois. Le plus souvent, ce sont les parents qui offrent à leurs enfants le recours d’un discours établi, pour que ceux-ci trouvent l’accueil pacifiant de la mise en ordre dans le signifiant de ce qu'ils vivent de tension insupportable au cœur de leur être. C’est juste quand seul le trognon de parole se réduit à Rien, ou que l’on ne consent pas à répondre à l’appel de son prénom.
Comment une mère peut-elle alors savoir ce que veut son enfant, si celui-ci refuse de le lui dire ? Mais comment aussi savoir si les mots qu’on lui dit ne viennent pas produire des perturbations telles, dans sa pensée ou dans son corps, que seul alors le silence de sa bulle, ou le monologue sans espace possible pour l’Autre porteur d’une marque de différence insupportable, vaut comme réponse.
Dès lors, nous avons à réfléchir sur les conditions nécessaires à trouver pour savoir instaurer pour chacun, à partir de son style, le secours d’un discours qui peut s’établir pour la première fois sans que notre présence soit vécue comme trop intimante.
Si le : « Mais enfin, il y a sûrement quelque chose à leur dire », proféré par Lacan, a instauré la base d’un dialogue possible, nous évaluons depuis longtemps, dans les Journées du RI 3 successives, combien le fait de leur dire ce « quelque chose » a eu pour certains des effets de traitement tels que nous ne pouvons pas faire autrement que de le faire savoir, voire même d’en tirer la logique d’un savoir démontrable, invitant au dialogue avec tous ceux qui ont fait le choix de redonner toute sa dignité de position subjective à l’autiste.
Jean Louis Morizot
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Depuis la description initiale de Leo Kanner en 1943, l’intérêt pour le syndrome d’autisme infantile n’a fait que croître. Le grand public, à travers le cinéma et les médias, est largement sensibilisé, tandis que des associations de parents d’enfants autistes ont vu le jour et jouent un rôle de plus en plus actif tant auprès des professionnels que des pouvoirs publics. Enfin, avec la révolution Internet, parents, patients, professionnels et responsables se parlent, échangent des informations et dialoguent.
Initialement, Kanner avait décrit un syndrome qui se caractérisait par une apparition très précoce (avant trois ans) dans la vie des enfants, se distinguant ainsi de la schizophrénie infantile décrite par des auteurs anglo-saxons. Les onze cas de « troubles autistiques du contact affectif » qu’il rapportait se singularisaient par l’existence, dès le début de la vie, d’une « inaptitude à établir des relations normales avec les personnes et à réagir normalement aux situations ». En utilisant le terme d’« autisme », promu trente ans auparavant par Bleuler pour désigner la prédominance de la vie intérieure sur la réalité extérieure et la tendance au retrait des schizophrènes, il insistait particulièrement sur le désir intense que montrent ces enfants de s’isoler et de maintenir leur environnement constant. Tout en affirmant la spécificité de ce syndrome, il le rattachait à la schizophrénie.
Pour tenter de rendre compte de ces tableaux graves et précoces, la recherche médicale s’est très tôt orientée vers l’hérédité et le présupposé de la transmission génétique d’une anomalie chromosomique particulière, avec des découvertes encore peu généralisables d’associations retard mental/anomalies du génome.
Quelle que soit la cause génétique en jeu, la psychanalyse considère, position éthique préliminaire, que le sujet est inégal à la somme de ses attributs et qu’il les transcende ! Avec Freud et Lacan, l’idée est que la naissance du parlêtre, le sujet qui parle, ne se fait que de se distinguer d’un Autre, quel qu’il soit, de la reconnaissance d’une altérité qui sépare. Pour faire discours, il en faut plus ; il faut que le S 1 du sujet ainsi désigné en vienne à se représenter pour d’autres signifiants sous lesquels, tel le furet du langage, il circule. Lacan a appelé « discours » l’aliénation et la séparation réunies en un (1). Décompléter l’Autre auquel il a affaire est la tâche première, antécédente à toute prise de parole, dans ou hors le sens commun. L’autisme de Bleuler répond à cette idée d’un enfermement, d’une suffisance auto-érotique, position première d’un sujet qui, pour exister, se défend de la jouissance qui l’habite.
Le « dialogue » est bien alors la sortie du « monologue de l’apparole », par une perte de jouissance, une sortie de la jouissance Une d’une lalangue privée. En sortir, pour le sujet autiste, ou y entrer, pour ses interlocuteurs – partenaires, sans aspérités ni solutions de continuité, comme l’architecture intérieure des lieux de Nonette ? Sur ce sujet, les avancées des institutions du RI 3, orientées par le travail qu’impulse Jacques-Alain Miller, nous promettent des débats passionnants aux retombées très réelles pour les jeunes sujets qui nous font confiance.
1- Lacan J., cité par Miller J.-A., « Les paradigmes de la jouissance », la Cause freudienne n°43, p. 18.
Daniel Roy
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Lors de son accueil, G se signalait par une difficulté à franchir un seuil. Il faisait deux pas en avant puis deux ou trois pas en arrière avant de pouvoir le franchir. La manœuvre ne réussissait pas toujours et quelquefois il lui était impossible d’entrer. Je remarquais que si je sautais le seuil de la porte comme un fossé, il lui était alors possible, en faisant de même, de rentrer dans la pièce. Je proposais l’interprétation suivante : le franchissement du seuil est un acte éminemment symbolique, fondateur de la différence dedans/dehors, qui permet à l’homme d’avoir un lieu où habiter. Pour l’enfant autiste, cette différence ne s’inscrit pas symboliquement, mais « fait retour dans le réel ». Dans ce cas, le seuil est un abîme réel entre dehors et dedans, entre deux états signifiants. G se trouve ici confronté à une différence absolue : après, ça n’est pas comme avant, et c’est irréversible, on ne peut pas faire marche arrière.
Cette différence se crée, se creuse, à partir de la demande d’un autre, d’une invite, d’une adresse. La demande de l’autre creuse le lieu de la différence et donne une orientation au monde en même temps qu’il le rend signifiant, qu’il le fait signifier. Cette invite de l’autre produit un effet de division pour celui qui, avec son corps et son être, traverse ces situations. Il n’est plus le même qu’avant, une différence s’introduit entre lui et lui, il se retrouve non-identique à lui-même, marqué par la différence.
L’autre face de l’opération est la production d’une perte « pure » qui, comme l’indique Lacan, fait que ça ne sera plus comme avant parce qu’il n’y a pas eu d’avant : il n’y a pas d’origine de la différence, elle a toujours été là.
Pour l’enfant autiste, le signifiant n’est pas du registre du symbolique, il est réel. Ainsi, pour G, le passage d’un lieu à l’autre, c’est la perte du G-du-couloir et l’apparition d’un G-de-la-pièce jusqu’alors inconnu, et il a à supporter cela avec le même corps ; d’où l’élaboration de solutions complexes pour résoudre cette impossibilité logique. Parmi ses inventions, il en est une qui consiste à se munir, s’appareiller d’un stylo feutre prélevé de préférence dans la salle des adultes, où il y a désormais un « pot de feutres » à sa disposition, auquel il communique un mouvement de battement. Il s’affronte ainsi aux diverses différences disséminées dans son monde : joints des carreaux, ouvertures des portes, début et fin des repas, passage d’une activité à une autre… Quand cela ne fonctionne pas, parce que la situation est imprévue, alors l’impossibilité de loger dans son corps la différence s’exprime de façon spectaculaire et catastrophique : il se heurte en hurlant contre les murs, s’il est à l’intérieur, ou contre le sol, s’il est à l’extérieur, cherchant autant à se détruire qu’à détruire l’Autre absolu que devient pour lui la séparation du mur ou du sol.
Pour l’enfant autiste, les éléments différents ne font pas système, d’où la nécessité pour lui d’inscrire cette différence sur lui-même ou de la tenir à distance par diverses manœuvres. Pour lui, les places doivent toujours être occupées : tous les signifiants qui apparaissent fonctionnent comme des impératifs catégoriques. Il n’y a pas de lois qui régissent les relations des signifiants entre eux : l’enfant autiste a la charge de « faire la loi » aux signifiants. Beaucoup des conduites des enfants autistes peuvent se comprendre comme des tentatives sans fin d’introduire un ordre dans un « réel sans loi » auquel ils sont confrontés. C’est ainsi que nos amis belges de l’Antenne 110 ont pu parler de l’enfant autiste comme d’un sujet déjà au travail, et non d’un sujet vivant dans le chaos, et cela a des conséquences directes sur notre pratique car cela nous amène à prendre le temps d’essayer de saisir quelles lois le sujet a commencé à construire, plutôt que de vouloir lui imposer un ordre extérieur éducatif ou thérapeutique. C’est ce que veut dire « se laisser enseigner par l’enfant autiste ».
Judith Miller, Simone Rabanel et Claudine Valette
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Une brochure présentant le Centre de Nonette, institution qui accueille les VIIIes Journées du RI3, est en préparation. Son introduction en a été confiée à Judith Miller et son préambule à Simone Rabanel et Claudine Valette. Nous les publions ici en « bonnes feuilles ».
Introduction
Judith Miller
Je suis honorée et émue de contribuer à cette brochure dans laquelle les collègues de Nonette font une fois de plus un effort pour rendre compte de leur pratique à l’intention des autres, et de l’Autre.
Cette brochure s’adresse donc à moi, béotienne en la matière de n’être pas clinicienne et d’avoir à apprendre encore et toujours de ces collègues. J’espère que bien d’autres béotiens de mon espèce s’en feront les destinataires, ainsi que de nombreux cliniciens.
En effet, le Centre Thérapeutique et de Recherche de Nonette nous est précieux à tous : son existence, je le sais, ne tient qu’au désir décidé de quelques-uns. C’est à ces quelques-uns que nous devons aujourd’hui la réalisation des nouveaux locaux du Centre et la poursuite de sa pratique exemplaire. Si je dis poursuite, ce n’est pas qu’à Nonette maintient identique à elle-même depuis plus de trente ans la même pratique. Avec ce terme de « poursuite », je reprends celui que Lacan a choisi quand il appela ceux qui le voulaient bien à « poursuivre » avec lui.
Ceux de Nonette sont de ceux-là, pour qui « la seule chose dont on peut être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir », ce qui s’accompagne toujours de quelque trahison, comme nous l’enseigne le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse, de Jacques Lacan (p. 370). À ceux-là la trahison est étrangère, c’est en quoi ils ne peuvent mépriser ni les autres auxquels ils ont affaire, ni eux-mêmes. Ils sont fiers, sans infatuation, se disent enthousiastes, par modestie, connaissent la joie dans leur pratique, aussi lourde soit-elle, précisément de parier sur l’invention et la rencontre dont chacun est porteur.
J’ai eu la chance de « visiter » cette institution (enfin), trop rapidement sans doute mais suffisamment longtemps pour en témoigner. Ce fut une grande leçon. Manifestement, ceux qui sont là accueillis le sont indépendamment de toute sélection de la part de l’institution, mais plutôt en raison de celle d’autres qui ne sauraient leur assurer la dignité et la chance de connaître une vie qui ne se réduit pas à la survie. Quelle que soit la gravité de son mal, l’existence de chacun y est mise en valeur, d’où le plaisir manifeste que tous avaient à recevoir la visiteuse que j’étais. D’où l’oubli qui fut le mien de ce statut si équivoque de « visiteuse » ; j’étais à la fête, heureuse d’en faire partie tout en sachant qu’elle résultait d’une attention patiente, d’une rigueur permanente, d’une sensibilité aux petits détails de la part de l’équipe qui assume les tâches inhérentes à des places clairement réparties.
Je n’ai pas participé à une réunion de réflexion où s’élabore la pratique à plusieurs, mais j’en ai constaté les effets. En sortant, je ressentis combien lourd peut-être le poids du réel, et je compris que j’avais eu une démonstration qu’il peut être traité, aussi délicat que cela puisse être, de façon civilisée. Ce fut la rencontre d’une œuvre de civilisation ; de telles rencontres sont (trop) rares aujourd’hui. D’où mon admiration pour sa générosité. Je donne deux exemples.
L’architecture et l’urbanisme, depuis que la ségrégation et la violence qui les alimentent sont devenues une préoccupation, se croient tenues de répondre à l’exigence sécuritaire dont le monolithe transparent du Panopticon est un paradigme. Le Centre de Nonette en est l’exact envers. Il se compose de multiples petites maisons, les unes d’habitation, les autres de réunion, d’autres d’atelier, etc. Des unes aux autres, le parcours permet de bénéficier du paysage et des charmes de la saison, mais aussi de la présence des personnes qui le partagent, le croisent ou le prennent en sens inverse. Rien de sécuritaire dans cette circulation, à la conception de laquelle pourtant a présidé la prudence : ni marches, ni jalons autres que des pierres plates au sol, aisément transformables en supports d’écritures diverses. De même, la simplicité de l’intérieur de ces maisonnettes, que vivifie le choix varié et discret de leurs couleurs, comporte des espaces perdus et « inutiles » : leur gratuité est propre à abriter de tout regard ceux qui l’habitent et qui souvent supportent mal la présence de cet objet. Tout est donc certes fonctionnel, mais en tenant compte de l’usage qu’en attendent ceux auxquels ce tout est destiné ; rien d’homogénéisant dans ce tout qui ménage sa place au particulier et à l’intime de chacun.
L’un des résidents, apparemment très mondain, n’a pas manqué l’occasion de mon passage dans sa chambre pour me demander de signer l’un de ses livres. Une autre, par contre, s’est contentée de m’accompagner discrètement mais manifestement dans la crainte que sa chambre me soit ouverte pour m’être montrée. Sa porte m’étant restée fermée, elle ne m’a cependant pas faussé compagnie.
Je pourrai multiplier les (re)marques qui éclairent pourquoi le titre des Journées du RI3 ne m’est apparu ni provocateur ni même surprenant à la sortie de cette leçon pratique. Ce titre « Le dialogue avec l’autiste » m’est apparu s’imposer, en ce sens qu’il éclairera la diversité des formes que ce dialogue peut prendre et des manières dont il s’établit. Ma question porte plutôt sur le singulier de ces dialogues, et davantage sur les conditions qui font que la société lui donne ou pas droit de cité. La responsabilité des praticiens comme des non praticiens est là engagée. Certes, en résistant, à l’image de Nonette, à l’idéologie hygiéniste et orthopédique de la mise au pas comportementale et de la normativité cognitiviste qui prétend éduquer sans autre souci de soins. Cette résistance ne cédera rien.
En préambule
Simone Rabanel – Claudine Valette
Allons à la découverte de l’institution de Nonette, riche de rencontres, où l’aventure humaine, faite de différence et de gaîté, attend celui qui sait y être attentif. C’est là un véritable lieu d’apprentissage du gai savoir, au-delà des fadaises, des orthodoxies, de l’obscurantisme, de l’infatuation et de la recherche de sens ; quelque chose d’essentiel est au rendez-vous dans ce lieu.
Le Centre Thérapeutique et de Recherche de Nonette a pour vocation l’accueil et l’accompagnement des sujets psychotiques. Les psychoses dont souffrent ces personnes sont d’une extrême gravité, les laissant hors du lien social, hors du sens commun, rendant la vie familiale infernale. En effet, ils ne pourraient vivre sans la présence constante de professionnels. Dans l’institution, l’accueil est conçu dans un lieu et dans un lien réglés sur la logique subjective de la psychose élaborée par le psychanalyste Jacques Lacan.
L’institution se compose d’un ITEP de vingt-quatre lits pour enfants à partir de six ans et d’un Foyer occupationnel de vingt lits pour adultes. Elle est gérée par une association de type loi 1901 – l’AGCTRN (Association de Gestion du Centre Thérapeutique et de Recherche du Centre de Nonette)–, qui décide de son orientation dans le cadre des politiques médico-sociales publiques.
Le Centre a connu un destin différent selon les époques et les politiques mises en jeu. Pour le dire vite, de sa création à aujourd’hui, son histoire se déploie en trois périodes qui nous font passer d’une politique de l’intention à une politique de l’acte et de ses conséquences. Dans la première, l’institution est un lieu dirigé par l’action sociale de l’État-Providence de l’après-guerre. Dans la seconde, les principes de la psychothérapie institutionnelle sont mis en œuvre grâce au docteur François Tosquelles. Dans la troisième, l’orientation analytique, en référence à l’enseignement de Jacques Lacan, change radicalement la façon d’accueillir les sujets psychotiques.
La nouvelle institution est située sur le trajet qui monte à la butte sur laquelle le village de Nonette (Puy-de-Dôme) s’est établi de longue date. De là se découvre un panorama sur un des plus beaux paysages d’Auvergne.
Cette brochure a été préparée pour donner l’idée, par quelques exemples commentés, du travail clinique et de ses résultats. Ce fut une gageure de les choisir dans la masse de documents d’archives réunis au fil des années. Ils ne prétendent pas résumer en quelques pages trente-cinq années de pratique avec des jeunes autistes ou psychotiques.
Ces flashes, extraits d’un ensemble dynamique et vivant, démontrent l’œuvre civilisatrice du Centre. Les moments de vie retenus dans cette mosaïque répondent au principe qui anime l’ensemble de notre pratique : la prise en considération du « temps qu’il faut », selon la formulation de Lacan : « À l’étant, faut le temps de se faire à être. »
Dans son allocution, Jacques Borie, président de l’AGCTRN, fait entendre quelles sont les implications éthiques d’une prise en charge où chacun se fait partenaire des sujets psychotiques : elle « suppose de parier sur le plus humain en chacun de nous, soit le désir de se relier à la communauté des hommes ». Il souligne l’attention portée à la plus petite trace de verbalisation ou d’écriture. Ainsi, Jean-Robert Rabanel, responsable thérapeutique, soutient-il qu’interroger les rapports d’une pratique avec la psychanalyse concerne, plus que son rapport au savoir analytique, son rapport à l’éthique du désir.
À Nonette, comme dans toute institution, de l’éthique se déduit la corrélation entre clinique et pratique. La clinique du un par un va de pair avec une pratique dite « à plusieurs ». Jean-Pierre Rouillon, directeur, définit cette clinique : « Partir de ce que le sujet nous présente, non pas en le réduisant à des comportements, mais en le considérant comme un texte, en lui restituant la part d’énigme qui permet de creuser un premier écart entre le sujet et son corps, entre celui qui se défend et son être de jouissance. » Elle « ne consiste pas à faire emprunter un chemin déjà tracé et dont il ne faut pas dévier ». Elle tient compte de ce qui se présente, le suit, pour y découvrir l’invention du sujet, comme l’illustrent les cas rapportés par Hervé Damase et Christine Cartéron ou de précieux moments d’école par Marie-Ange Ducloix.
La pratique à plusieurs permet de savoir attendre qu’un espace de vie s’ouvre, que le sujet y prenne place pour traiter la jouissance qui le déborde. Elle suppose attention et patience face à l’impossibilité des sujets à habiter le langage. Nonette se soucie de la qualité de vie de ces sujets. L’enthousiasme de Danièle Rouillon et Philippe Aurat contribue à mieux les connaître et à leur donner comme à nous-mêmes des joies certaines, empruntes donc de fierté.
Cette brochure paraîtra un an après que l’institution se soit installée dans de nouveaux locaux dont l’architecture porte l’empreinte de l’expérience clinique, notamment grâce à Bernard Seynhaeve, directeur du Courtil.
Dominique Haarscher -Van de Wijngaert
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Au Pré-Texte, Centre pour adultes dits « handicapés mentaux », les demandes d’accueil pour des sujets autistes augmentent. Nous accueillons de plus en plus « d’enfants autistes » qui ont grandi. Précisons que ce n’est ni pour les stigmatiser, ni pour les infantiliser, mais parce que la clinique avec des sujets autistes adultes relève de la même pratique qu’avec des enfants. Dans les deux cas, le travail avec les parents est essentiel pour tenter d’historiser le rapport à l’objet. Beaucoup de parents éprouvent une grande lassitude face aux multiples interrogatoires qu’ils ont subi. Nous sommes en effet en prise directe avec leur détresse et leur impuissance face à leurs enfants devenus majeurs et pour lesquels les structures d’accueil font défaut. D’avoir fait glisser l’autisme dans le cadre du handicap mental n’arrange rien : ils ne trouvent pas plus de place pour autant ! D’autre part, nous connaissons la vieille rengaine contre Bettelheim et la culpabilisation des mères d’autistes mais il faut savoir que les parents ne sont nullement allégés avec l’étiquette de handicapé. Enfin, il est bien connu que les cognitivo-comportementalistes ne s’occupent que des autistes dociles et non de ceux qui se mutilent, bavent, hurlent… bref de ceux qui dérangent trop. Ce sont ceux-là que nous tentons d’accueillir tant bien que mal. Comme les décrit Jacqueline Berger dans son ouvrage Sortir de l’autisme avec finesse et sensibilité : « corps flétris, postures et gestes étranges, les grands enfants vieillissent mal, les signes de leurs souffrances sont de moins en moins regardables, acceptables... de vieux visages enfantins happés par le néant »(1).
Nous avons donc pris le parti de demander de l’aide aux parents, en nous racontant l’histoire de leur enfant et de son objet. Nous leur expliquons alors notre hypothèse d’un éventuel « perfectionnement » de l’objet de leur enfant et non d’un retrait. Outre l’étonnement produit, surgit un enthousiasme et une mobilisation de leur part. Une collaboration peut alors s’ensuivre, laquelle produit des effets certains sur le sujet autiste.
Un garçon de vingt-et-un ans arrive au Centre muni de quelques roulements à billes qu’il s’ingénie à faire tourner sur divers axes. Si l’on prend le temps de l’observer, on peut repérer que son montage est d’une extrême complexité et qu’il a pour fonction de différencier les sons selon le matériel utilisé et selon l’oreille sur laquelle il place son appareillage. Les parents, dans un premier temps, ne sont pas partenaires ; ils sont plutôt discrets, soulagés que l’on accepte enfin leur fils refusé partout. Nous ne repérons pas bien comment travailler. Tom démonte de plus en plus de matériel (barres, roulements, trous dans les murs, etc.). Que traite-t-il inlassablement ? Le son, la différence de vibration selon qu’il met de la salive sur son montage ou pas, selon que l’axe est bien fixé ou qu’il y a du jeu. Dès son entrée, nous décidons de localiser dans un atelier la possibilité de démonter les roulements. Mais rapidement il se met à démonter toutes les pièces de la maison qui peuvent servir à son montage ! J’invite les parents à un entretien pour en savoir plus sur les objets de Tom. Ils commencent par dire qu’il ne s’occupait pas des « barres » avant d’arriver au Pré-Texte. Je m’étonne et insiste pour qu’ils m’expliquent le parcours de Tom et j’ajoute que nous avons besoin d’eux et de leur savoir pour pouvoir travailler. Je me risque aussi à leur parler de Temple Grandin et de sa machine à contention ainsi que de l’idée que nous avons qu’il ne faut pas lui enlever son objet mais plutôt l’aider à le perfectionner. La surprise passe alors de leur côté ! Ils commencent à raconter la série des objets par lesquels Tom est passé : ses excréments, sa salive, du papier d’aluminium avec lequel il faisait du canevas, des extincteurs et des bidons qu’il plaçait dans son lit autour du matelas comme pour le border. Ici, la surprise fait à nouveau retour ! Comment ne pas y voir une manière de contenir le corps, plus rudimentaire certes mais semblable dans sa fonction à la machine à serrer de Grandin ?
Ils deviennent tout à coup intarissables et nous convenons de nous revoir pour continuer à parler des objets de Tom. Ajoutons que depuis cet entretien, Tom accepte de réduire le nombre d’objets qu’il emporte d’un lieu à l’autre et qu’il commence aussi à répondre à nos demandes mais à une condition : barrer la voix énonciatrice et s’adresser à lui en chantonnant.
1- Berger J., Sortir de l’autisme, Buchet-Chastel, 2007, p. 30.
Paulo Siquiera
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C’est connu de tous, les autistes ne communiquent pas, mais, premier paradoxe, ils ont l’air de monologuer dans une langue inconnue, c’est-à-dire qu’ils dialoguent avec eux-mêmes à l’insu de l’Autre. L’Autre qui n’existe pas pour l’autiste ! Pas plus que pour les autres, ou plutôt encore moins que pour les autres !
Comment donc leur parler, parler aux autistes ? Car, en leur parlant on a l’impression de bayer aux corneilles. Mais leur parler, ce n’est pas s’adresser à eux, c’est plutôt faire en sorte avec l’autiste qu’un dire produise l’effet d’un dit. Sinon, tirer les conséquences d’un dit de Lacan pour qui les autistes sont plutôt « verbeux ». Ce qui n’est vrai que si l’on est lacanien, soit admettre qu’il y ait des discours sans parole.
On peut dire que l’autiste est à l’opposé de Zazie pour qui causer, c’est tout ce qu’elle sait faire ! Non, il n’est pas loquace l’autiste, il peut même être muet comme la carpe du dicton. Mais être mutique ne veut pas dire qu’on est muet ! C’est que l’autiste n’habite pas la langue mais est parasité par le langage dont il n’extrait que lalangue, à défaut d’avoir un usage courant de la parole. Par conséquent, l’autiste n’est pas dans le discours courant mais ce n’est pas pour ça qu’on ne peut pas parler avec eux comme peuvent le démontrer les analystes qui viennent ici témoigner comment on s’y prendre pour rater de la bonne façon le dialogue avec l’autiste.
Bernard Porcheret
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Je reçois depuis plusieurs années cinq adultes dits autistes, trois hommes et deux femmes, tous travailleurs résidants dans la même structure.
Léonore a une présence verbale qui impose le respect. Avec beaucoup d’énergie, elle a apprivoisé son entourage familial qu’elle a su éclairer sur sa manière de vivre, imposer ses indications sur ce qu’elle peut supporter ou non de leur part. Elle est fille, nièce, sœur, belle sœur, marraine, travailleuse et résidente… Mais elle doit traiter un à un les accrocs de la parole quand celle-ci est tonitruante.
Laura, elle, parle à voix basse, hésitante. Elle reprend ce qu’elle a dit à voix haute si ma présence l’assure d’un discret accusé de réception. Les voix et les regards provoquent son retrait et un appel sans cesse réitéré à sa mère. Elle lui téléphone vingt fois le soir et c’est cela qui provoque notre rencontre.
J’ai rencontré Robert il y a déjà longtemps. Plusieurs années ont passé et travailler en milieu protégé demeure un problème. Il ne supporte pas qu’on bouscule sa lenteur, alors il se fâche. Surtout, il ne peut oublier que l’on est mortel, lui qui a perdu sa mère quand il avait deux ans. Alors il se préoccupe des fluides, surtout l’eau et l’électricité, car ils sont porteurs de vie, mais aussi de mort quand un appareil électrique les réunit. Écologiste angoissé, il se préoccupe de leur circuit et de leur tarissement. À ses parents et aux professionnels qui l’accompagnent, il pose des questions qui n’attendent pas de réponses, ce qui provoque l’angoisse chez eux. L’argent est aussi un fluide. En aura-t-il assez pour me payer ? Vais-je vivre encore assez longtemps pour le recevoir ? Nous décidons ensemble que nous avons tout notre temps ; nous verrons bien, quelques longues années sans doute !
Je reçois René depuis quelques mois seulement. Son père le dépose devant mon cabinet de bon matin. D’emblée il indique que ce qui se dit doit rester entre nous et qu’un premier analyste l’a beaucoup aidé. Il est angoissé, il a mal au ventre et craint de se vider.
Ghislain a montré la voie, il y a plus d’un an. Jusque-là, dans les séances, il ne parlait pas, très mal à l’aise. Avec lui, je tâtonne, cherche, mes tentatives demeurant dérisoires et vaines. Son maintien est de biais, son regard se détourne et son silence rend d’autant plus présent le réel de la voix. Pourquoi vient-il ? À quoi cela peut-il servir de le recevoir, lui qui se protège de toute énonciation ? Un jour, je lui dis : « Qu’ont-ils donc tous à vouloir que tu parles ! Que cela doit être casse pied ! » Et Ghislain de répondre du tac au tac : « Ça alors c’est vrai, ça alors c’est bien vrai ! » Depuis nous dialoguons en maniant les semblants avec ironie. La marge est étroite entre mutisme et flot de paroles, car pour lui la voix et le regard sont réels. Chez Ghislain, le signifiant pleut avec la force de l’orage. Il en témoigne : le FCN et sa descente en deuxième division, les voitures qui brûlent dans les banlieues, les attentats, le président de la république, le conflit permanent entre ses parents divorcés… Il est traversé par les mots et les images qui tissent le spectacle du monde. Le monde parle sans arrêt à travers lui et produit une jouissance insupportable. L’enjeu consiste à produire un écart, une séparation d’avec la logorrhée du monde. Il vient donc se délester du trop de jouissance du verbe. On ne peut pas oublier que derrière ce qui s’entend, le qu’on dise est tenu en respect. Le dialogue peut malgré tout s’initier à partir d’un appui pris sur le double, dans un espace à construire.
Ainsi, en se réglant sur la problématique de la voix, et sur celle du regard qui constamment lui est associée, peut s’ordonner l’offre d’un lieu et d’un lien sur mesure qui puisse, pour chacun, opérer une soustraction de jouissance.
Bernard Alberti
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Il peut paraître comme une gageure pour une institution orientée par la psychanalyse d’accueillir des sujets autistes. L’application de procédures qui tranchent dans le vif de la singularité de chacun de ces sujets pourrait sembler mieux y convenir. Leur simplicité sans équivoque entraîne l’adhésion et la référence explicite à une causalité biologique exempte ses adeptes de s’affronter à une complexité qui relève alors de la seule responsabilité de la recherche médicale.
Il n’en va pas ainsi pour la psychanalyse. Même si dans l’autisme tout paraît se présenter à l’envers de ce qui permet habituellement sa mise en jeu et jusqu’à ce qui en fait la condition première, la demande à l’Autre, les institutions qui prennent appui sur le discours analytique abordent résolument cette difficulté essentielle de se faire partenaire d’un sujet qui ne demande rien à l’Autre. L’Autre pour lui n’a pas l’attrait que lui réserve le sujet névrosé qui espère en obtenir ce qui lui manque. Bien au contraire. De cet Autre, le sujet autiste paraît se défendre comme si tout signe de lui représentait une menace. De cette inversion du rapport à l’Autre, la psychanalyse permet de rendre compte : si la jouissance n’a pas été négativée et ne se retrouve donc pas sous la forme d’objet perdu, tels que se présentent les objets a cause du désir pris dans le fantasme ou bien les objets plus de jouir qui tissent les mailles du lien social, si l’objet donc n’est pas confié à l’Autre, transféré dans l’Autre, il en résulte cette inversion radicale de la structure. C’est l’Autre qui est privé de l’objet que le sujet incarne et dont il n’est pas séparé.
Dans ces conditions, tout mouvement de l’Autre en direction du sujet, quelle que soit l’intention qui l’anime, revêt un caractère inquiétant, nécessairement malveillant. Pour le sujet autiste, ceci permet de rendre compte de ce que la clinique relève comme ce qui fonde son rapport à l’Autre : l’évitement le plus total pour se tenir à distance de ce qui se présente pour lui comme une perpétuelle agression. L’institution orientée par la psychanalyse se fixe donc comme tâche de permettre au sujet autiste de contourner son aversion pour l’Autre pour trouver un partenaire.
Cela demande aux intervenants de prêter attention en premier lieu à ce qui se présente comme le travail du sujet autiste : l’instauration minimale du symbolique à travers des opérations d’opposition telles qu’il les réalise sous diverses formes avec ses objets. C’est un travail qu’il poursuit en solitaire, sans Autre, et qui ne parvient pas finalement à traiter la jouissance comme l’indique la répétition infinie qui le caractérise. Il est donc nécessaire de trouver les modalités qui vont permettre au sujet autiste, en tenant compte de ce qu’il a déjà entrepris, qu’il consente à une certaine prise dans l’Autre de son travail. Ceci donne une indication sur ce que doit être le partenaire du sujet autiste : désirant sans aucun doute, persévérant et attentif pour offrir au sujet une possibilité de séparer l’Autre de la jouissance de l’Autre symbolique.
C’est à cette tache que la responsabilité de chacun est engagée dans le déroulement du travail au quotidien. Elle est au fondement même d’une pratique à plusieurs qui s’est imposée à partir de l’expérience clinique dans les institutions du RI3 et celles qui les ont rejoints. Le travail qui en découle n’est pas un travail d’observation des comportements mais un travail fondé sur la reconnaissance et la mise en scène des signes que le sujet autiste peut adresser. Celle-ci s’effectue à travers les relations que les divers intervenants entretiennent entre eux, fondées sur l’idée d’une interchangeabilité pour éviter l’impasse que constitue le fait d’incarner pour un sujet autiste le partenaire unique.
Éric Zuliani
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Comment lire un témoignage d’autiste tel que celui de Daniel Tammet dans son ouvrage Je suis né un jour bleu 1 dans lequel il relate son rapport symptomatique aux autres ? Il s’agit d’une sorte de mathématisation de son monde, qui peut fasciner si l’on oublie le motif de la souffrance que seuls les nombres pouvaient apaiser. Comme le note Éric Laurent 2, les nombres ont une signification précise pour lui, sorte de mixte imaginaire/réel. Ainsi, peut-il dire : « Un, brille d'un blanc éclatant. Deux, se balance lentement. Trois, s'étale grassouillet. Cinq, résonne comme les vagues contre les rochers. Neuf, se dresse très haut bleu intimidant. Les nombres ont un grain dur, doux, sombre lumineux, trente-sept à la parole grumeleuse du porridge. Quatre-vingt-neuf, évoque la neige qui tombe. » Cette obsession des calculs est apparue après une crise d'épilepsie à quatre ans. Il choisit le 14 mars 2004, jour anniversaire de la naissance d'Einstein, pour énumérer en public le plus de décimales possibles du nombre π.
Au-delà de la fascination, deux détails intéressants permettent de lire ce témoignage d’une manière différente. D’abord, une construction d’ensemble du livre qui n’apparaît pas d’emblée. Le récit chronologique de sa vie est entrecoupé de considérations scientifiques qui commencent toutes par une formule du type « on dit que… » ou « des scientifiques ont montré… » Ces formulent pullulent dans la dernière partie consacrée à son rapport au langage. L’étonnant est que D. Tammet ne fait aucun commentaire sur ces fragments de discours scientifique. De plus, l’enchaînement entre ces petits paragraphes, exemplaires du savoir qui circule aujourd’hui sur l’autisme, et la reprise du fil de son récit, produisent un effet de non rapport. Ce savoir apparaît comme à côté de la plaque, laissant le lecteur flotter entre deux types de discours.
Le second point tient au fait que l’on ne puisse pas lire ce récit sans l’élément qui en creux le motive, soit l’entrée dans la relation à l’autre en tant que refusée, rejetée. Il y a notamment le passage où il explique comment il a appris à mettre ses chaussures. C’est au moment où ses parents ont mis une lettre sur chaque chaussure (L pour left et R pour right) qu’il a pu les mettre seul. À partir de là, il sait mettre ses chaussures tout seul, laissant ici apercevoir l’opération faite sur le lien à l’autre. Au-delà de cet exemple, on peut ainsi lire l’effort constant de Tammet enfant pour ne pas subir l’influence de l’Autre, remettant ainsi en cause une conception éducative de l’autisme fondée sur le principe « une chose, un signe ».
Le mérite de cet ouvrage est de réintroduire un malentendu : on dit des choses sur l’autisme, et il y a ce que « je » dis. Mais un tel témoignage favorise aussi une curieuse conception de l’existence, sans autre ; une curieuse conception du langage, cybernétique ; une curieuse figure de l’idéologie scientifique, « le savant autiste » 3.
Lacan fait, lui, un commentaire précieux sur ce qu’il appelle en 1967 « le débile calculateur » : « Le phénomène des débiles calculateurs est bien connu. Eux calculent comme des machines. » Suit son interprétation : « Cela suggère que tout ce qui est de l’ordre de notre pensée est peut-être comme la prise d’un certain nombre des effets du langage, qui sont comme tels ceux sur lesquels nous pouvons opérer. » 4 En ce point, Lacan ne varie pas : la position autiste est le résultat de déprise des effets du langage dans ce qu’il produit de division et de malentendu. C’est aussi par cette voie que la psychanalyse peut opérer.
1 Tammet D., Je suis né un jour bleu, Ed Les Arènes, 2007.
2 Laurent É. : « Autisme et psychose : poursuite d’un dialogue avec R. et R. Lefort », La Cause freudienne n° 66, Éd. Navarin, 2007.
3 « À l’intérieur du cerveau extraordinaire d’un savant autiste », sous titre du récit de D. Tammet.
4 Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil, 2006, p. 44.
Hervé Damase
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En faisant de l’autisme le « statut natif du sujet » 1, Jacques-Alain Miller nous ouvre une piste de réflexion pour repenser la question de l’autisme, dans la suite des travaux de Rosine et Robert Lefort. Il précise en même temps que le terme de sujet lui-même doit être mis entre guillemets, lui préférant celui de parlêtre. C’est donc là l’ensemble du champ clinique qu’il nous invite à reconsidérer.
Cette proposition met en effet l’accent sur le rapport fondamental que tout sujet entretient avec la jouissance en tant qu’elle parle toute seule, c’est-à-dire en tant qu’elle n’en passe pas par l’Autre. Il y a, de structure, un vouloir jouir qui domine le vouloir dire, adressé. Dès lors, la question est bien celle de la sortie de l’autisme, pour chacun. Cette question est clinique et éthique. Comment, dans quelles circonstances, par quel acte, quelle contingence, s’opère cette sortie de la jouissance du parler tout seul ? Et en sortir est une chose, se maintenir hors en est une autre. A cet égard, l’expérience la plus banale du quotidien nous donne à entendre la profusion exponentielle des mots qui se promènent tout seuls dans la rue, à la faveur des objets produits par la science et mis à disposition sur le marché.
Ainsi la question de l’autisme et de sa sortie est-elle éminemment actuelle, comme le perçoit si finement Jacqueline Berger dans son ouvrage qui marque un précédent. Elle concerne chacun. Le mode de réponse à cette question procède d’un choix : ou bien on succombe aux mirages d’une solution globalisante, pour tous, et c’est le maintien dans l’autisme de la jouissance – c’est en somme ce que propose le programme cognitivo-comportementaliste –, ou bien l’offre est faite à un parlêtre de pouvoir rencontrer un autre type de discours qui lui propose d’en sortir, par le lien, en cultivant le dialogue. La question de la sortie de l’autisme est donc bien celle de l’entrée dans le discours analytique.
La clinique des sujets autistes telle qu’elle est mise en œuvre dans les institutions orientées par l’enseignement de Lacan a permis, depuis la création du RI 3, qu’un savoir se constitue sur les modalités de cette sortie de l’autisme. C’est là une expérience dont les conséquences n’ont à l’heure actuelle pas toutes été tirées. Elles sont pourtant d’une importance capitale pour l’avenir de la psychanalyse comme partenaire dans le monde contemporain. Ces institutions sont de véritables laboratoires, à l’instar des CPCT. Ce sont des lieux alpha tels que Jacques-Alain Miller les a désignés.
Formulons le voeu que les prochaines Journées du RI 3 soient inédites dans le sens où elles devraient témoigner de l’efficacité du discours analytique dans la prise en charge des sujets autistes. Cette prise en charge dépend de la considération du parlêtre et de la position que ce dernier peut occuper dans le monde d’aujourd’hui. Elles témoigneront certainement de réponses en acte, au un par un, et en cela elles ne devraient pas manquer de susciter un intérêt très large.
1 Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite Girafe n°25, Donner sa langue au ça, Juin 2007.
Maryse Roy
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Dans les premiers temps de l’accueil, les enfants ont une grande difficulté à se déplacer dans l’espace de la maison. Pour certains d’entre eux, franchir le seuil, accepter d’entrer dans la maison, s’avère insurmontable. Préférant la solitude, ils se défendent de notre présence intrusive. Ils effectuent des circuits, longeant les limites du jardin, décrivant avec leur corps des espaces propres à chacun. Dans la maison, ils peuvent rester dans certaines pièces alors qu’il leur est impossible d’entrer dans d’autres. Ainsi, une cartographie de l’espace se dessine dans laquelle le symbolique comme réel imprime le sans cesse de la répétition. Mais pour chacun la topologie est singulière et nous accueillons et recueillons les traces cliniques de ces déplacements. Ici, point de programme établi à l’avance mais plutôt une disponibilité inventive qui permettra que le dialogue commence dès lors que l’enfant accepte que nous nous introduisions dans ses circuits. Ceci ne se fait pas sans un calcul de notre présence ou plutôt pas sans que nous acceptions de nous laisser calculer par la situation. C’est alors que l’aventure commence pour l’enfant qui consent à sortir de son extrême solitude pour agrandir son monde. Une aventure qui ne se fait pas sans quelques menus objets qui facilitent les passages, les franchissements et s’interposent entre l’enfant et notre présence, rendant celle-ci moins intrusive. Dès lors, nous pouvons accompagner l’enfant dans son effort de construction avec son objet.
Pour Lucile, le dialogue commence avec l’appareillage d’une petite table. Lucile était figée dans l’impossibilité de se déplacer sur un autre axe que celui qui conduit de la porte d’entrée au bureau où elle a été accueillie la première fois. Lucile, qui jusque-là refusait toute initiative de notre part, consent à suivre le mouvement dessiné par Alain et Caroline qui se déplacent avec une table annonçant à la cantonade : « C’est la petite table de Lucile. » Ainsi, grâce à ce petit appareil constitué par le déplacement de Caroline, Alain et la petite table, Lucile agrandit son monde. Elle se déplace jusque dans la pièce du groupe où par la suite elle trouve un poupon qu’elle nomme « bébé ». Le bébé lui permet de se présenter à l’autre ; elle l’interpose entre elle et l’autre, ce qui rend la présence de l’autre plus supportable. Avec « le bébé », elle peut se déplacer jusqu’à la salle à manger où elle refusait d’entrer jusque-là.
Dès lors, un peu de vie passe par là avec le risque qu’elle encourt d’être avec quelques autres. Mais Lucile nous apprend que « le bébé » peut être un recours chaque fois que la présence d’un enfant peu docile menace son univers. Elle sait que nous sommes à ses côtés pour poursuivre le dialogue.
Laure Naveau
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« Comment accompagner les enfants blessés pour qu’ils deviennent des adultes autonomes, qu’ils fassent quelque chose de leurs blessures et que leurs souffrances soient adoucies ? » J’ai saisi au vol cette petite notation dans le beau livre de Jacqueline Berger, Sortir de l’autisme, dont le combat est proche du nôtre.
Notre psychanalyse s’arrête aux divins détails de la pratique, prend son temps, invente et donne sa place à la création singulière de chacun, au milieu de ce monde noyé dans la vague du standard, de l’urgence et du spectaculaire. Un chemin de désobéissance salutaire s’ouvre à nous dans le malaise assourdissant d’une chasse à l’enfance qui n’a plus le temps d’en être une.
Ne pas avoir peur, c’est faire sien, de façon permanente, ce dire de Lacan selon lequel nous ne sommes coupables que d’avoir cédé sur notre désir. Donc, nous ne cédons pas devant les évaluateurs de tout genre et nous soutenons le désir de faire sa place à l’objet indicible, pour s’y retrouver dans le rapport avec la jouissance. Dans notre clinique, nous accueillons l’Autre, sa façon d’habiter le langage, sa différence absolue et toutes ses qualités. Pour nous aussi, « s’occuper d’enfants autistes, c’est se confronter au vertige, le vertige du vide qui frappe les psychismes pleins que nous sommes à peu près tous, un miroir happant qui fascine et déroute comme quelque chose d’absolument étrange et familier à la fois »(p. 86). L’étrange et le familier, n’est-ce pas ce que Lacan a nommé l’extime ? L’enfant autiste est notre extime, dit en quelque sorte Jacqueline Berger.
La rencontre avec Alex, il y a quinze ans, fut pour moi celle de l’énigme absolue qu’est ce retrait du monde si décidé. Pendant que ses deux parents me racontaient les premières années de vie où Alex n’avait manifesté aucun signe d’intérêt pour rien ni personne, je regardais ce petit bonhomme lunaire, assis par terre, calme et serein, le dos tourné, imperméable à tout appel, se perdre dans la fascination angoissante d’un geste répétitif qui le réduisait lui-même à n’être qu’un regard.
Deux années se sont passées avant que j’appelle à l’aide Véronique Mariage qui vint nous rendre visite au CMP. J’avais convaincu les parents d’Alex de la rencontrer pour envisager la possibilité d’un accueil de leur fils en Belgique. Alors que Véronique prenait des notes pendant que la mère énonçait les noms des membres de la famille, Alex s’approcha d’elle et se mit à s’intéresser à ses écrits. À partir de cette rencontre avec l’écrit, de multiples trouvailles auront lieu au Courtil où il se rendit ensuite chaque lundi en train avec sa mère, et d’où il revint chaque vendredi me voir au CMP.
Un jour, dans mon bureau, Alex se met à dessiner des réseaux ferroviaires complexes. Les différents circuits semblent reproduire le trajet qu’il effectue deux fois par semaine pour se séparer de sa mère et la retrouver. Alex me réclame autant de feuilles que son circuit le nécessite. Puis il lâche le crayon, se lève, et me dit « au revoir » de sa voix grave et sonore. Ceci pendant des années. Sa mère est heureuse. Elle trouve que son fils parle puisqu’il dit « au revoir » à tout le monde ! Et sans doute a-t-elle raison. Pour ma part, je considère que l’« au revoir » d’Alex est sa signature, une signature de retrait, du fait qu’il n’a pas encore dit « bonjour » à ceux qu’il fréquente et qu’il préfère ce qui rompt le lien plutôt que ce qui le tisse. Je suis assise à côté de lui, le regard posé sur ses circuits. Tantôt silencieuse, tantôt l’accompagnant de ma voix à laquelle je donne diverses intonations, interrogative, affirmative, admirative, etc., en commentant, selon mon inspiration, ce que je prends très sérieusement pour une élaboration appliquée de sa part.
Alex ri ou bien s’arrête de dessiner et m’écoute, ou me regarde, ou parfois se jette par terre en criant et en se bouchant les oreilles, ceci pendant des années. Petits riens difficiles à interpréter, mais qui ne cessent de m’interpeller et me portent doucement à croire que depuis notre rencontre, puis celle avec Véronique et le Courtil, il n’est plus aussi seul et que son désert est désormais peuplé de gens sans doute tout aussi bizarres que lui. J’ignore ce qui se passe pour lui au Courtil. Un accord tacite nous a fait, les uns et les autres, amis pourtant, nous décompléter de ce qu’Alex invente en d’autres lieux. Un jour, sa mère déménagea et je ne revis plus le grand adolescent qu’Alex était devenu.
Il faut se fier aux rencontres, elles peuvent être décisives. À plus forte raison lorsqu’elles se fondent sur ce qu’avec Jacqueline Berger nous appelons « une clinique du lien ».
Philippe Lacadée
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« Je suis quelqu’un qui m’invite moi-même à la fête de l’écoute. »
Robert Walser est très sensible au fait qu’il y a au niveau de lalangue, une autre finalité que celle de la communication. Il est ainsi soumis à des liaisons qui échappent au lexique et au sens commun. Il est pris dans ce que Lacan désigne du terme de motérialité(1). Il prend le poids sonore du mot au sérieux car il résonne dans sa chair. Le fait même de parler le rend étranger à lui-même et le met à l’écart(2), en position d’exception, en marge de l’Autre. « Ma voix rend un son étrange, comme si moi, l’orateur je ne savais pas moi-même que je parle quand je parle. »(3)
Lacan précise que « L’incidence du signifiant dans la destinée de l’être parlant, cela a peu à faire avec sa parole. »(4) L’être humain n’a qu’à s’apparoler à cet appareil-là, le langage mais comme appareil de la jouissance. L’apparole fait valoir la valeur de jouissance sonore, inscrite à l’insu du sujet dans le signifiant la parole, et aussi que la parole est avant tout un monologue. La question de Lacan est de savoir si lalangue sert d’abord au dialogue ou pas. La vie de Walser s’incarnant dans son œuvre entière en sera le plus authentique témoin, lui qui offrit à l’écriture son corps pour en cerner les limites.
Au niveau de l’apparole, il n’y a pas de dialogue, il n’y a pas de communication. Il y a là simplement la jouissance autistique, du fait de parler. Refermée sur elle-même, elle est auto-réflexive, ce que Walser nommera du néologisme Zuhorchen traduit par « auralité ». Ce terme illustre la position du sujet dans la langue : création qui combine Horchen (écouter, ou plutôt ouïr) et Zuhoren (être auditeur)(5), mais qui ne prend sa valeur réelle qu’en tant qu’il est lié par sa sonorité signifiante avec Gehorchen (obéir), qui du coup le contamine dans son être en lui assignant une place subjective d’être le commis aux mots, ce qu’il met en évidence dès son dramolet Cendrillon où il témoigne de sa transformation en servante(6). Par cette création sinthomatique il parvient à nouer style de vie et écriture. Il décrit ainsi la position du sujet autiste par rapport à la langue comme étant celui qui ne vous entend pas en tant que vous vous en occupez, selon Lacan, c’est-à-dire en tant que vous voulez qu’il en passe par votre signifiant. En effet, le signifiant de l’Autre, qui se trouve porteur de la marque de son désir est pour lui trop intimant. Il s’en protège en refusant sa présence, par exemple en bouchant ses oreilles pour ne pas entendre cette marque trop sonore de persécution contenue dans le signifiant. Lui fait le choix, insondable, d’entendre plus que ce que la parole normale veut bien lui dire.
Walser est le promeneur ironique qui passa sa vie à marcher pour pouvoir s’arrêter. Pour lui, s’arrêter, c’est s’entendre soi-même, tendre l’oreille vers le dedans. Il nous donne sa version de sa relation ironique à l’Autre, par laquelle il trouve, grâce à l’écriture, son assiette subjective dans la marge du lien social.
« Quand je veux parler, je me prête aussitôt l’oreille pour avoir un auditoire » ; énoncé qui résonne avec cet autre de Lacan : « L’autiste est celui qui s’entend lui-même. » Il se présentait comme un écouteur très doué : « Je suis aveugle et je vois tout, je suis muet et je parle, je n’écoute rien et je suis l’écouteur le plus doué. »(7) Il n’entend pas l’Autre, mais « il se fait attentif à sa propre audition ».(8) Sa solution consiste à se faire le commis des mots de l’Autre par l’écriture. Faute du signifiant de l’identification primordiale, il lui reste la solution d’incarner auprès d’un maître le signifiant homme à tout faire(9), là où il trouve sa solution subjective : « être un ravissant zéro tout rond »(10), soit être celui qui s’entend lui-même dans sa bulle.
1- Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc notes de la psychanalyse, n°5, Genève, 1985.
2- Walser R., « Poésie à l’écart », in Utz P., Robert Walser. Danser dans les marges, Zoé, 1998, p. 53.
3- Walser R., Histoire d’Helbing, Le Passeur, Paris, 1996, p. 29.
4- Lacan J., Le Séminaire, L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Seuil, Paris, 1991, p. 57.
5- Utz P., Robert Walser. Danser dans les marges, Zoé,1996, p. 275.
6- Walser R., Cendrillon, éditions Gérard Lebovici, Paris, 1996.
7- cité dans Utz P., op. cit., p. 265.
8- Ibid., p. 274.
9- Walser R., L’homme à tout faire, L’âge d’homme , Lausanne, 2000. Traduit aussi Le Commis, Gallimard, 1985.
10- Thème de son roman L’institut Benjamenta, Grasset, 1960, p. 33.
Pierre Naveau
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Revenons, juste un instant, au livre de Jacqueline Berger et à son douzième chapitre intitulé « Le triomphe de la science cognitive ». Jacqueline Berger invite les psychanalystes à faire entendre leur voix. Sans doute a-t-elle eu l’occasion, depuis lors, de réaliser que la psychanalyse lacanienne ne tient pas du tout à « rester dans son coin », qu’elle est en train, au contraire, de prendre position sur la place publique. Celles et ceux qui pratiquent la psychanalyse — avec passion, comme le dit J. Berger — ne sont pas « aphones ». Trouvailles, inventions, étonnantes créations, innovations de toutes sortes — les travaux préparatoires à ces Journées du RI 3 indiquent clairement que ce que dit et fait l’analyste est décisif, que cela a des effets réels.
Il est important de le remarquer, à un moment où nous traversons « une crise de société sans précédent ». L’offensive d’un cognitivisme hostile et destructeur ne vise à rien moins qu’à faire disparaître la psychanalyse. Le grand meeting de la Mutualité, dont Jacques-Alain Miller a pris l’initiative et qui aura lieu les 9 et 10 février, est organisé pour mettre cette « crise » en pleine lumière et pour la subvertir.
Il y a une politique de la psychanalyse qui lie la psychanalyse au « social ». S’agissant de l’autisme précisément, cette politique se situe au point de rencontre entre la pratique en institution et « un sujet qui souffre » (Sortir de l’autisme, p. 143). Elle traite, à cet égard, le point d’articulation entre une souffrance psychique et un certain type de précarité symptomatique. De ce point de vue, les prochaines Journées du RI 3 se situent dans la perspective de la Rencontre PIPOL 4 qui aura lieu à Barcelone en 2009 et qui portera sur « les situations subjectives de désinsertion sociale ».
Notre dialogue avec l’autiste relève aussi d’une politique de la psychanalyse.
Éliane Calvet, Léonidas Matthaiou
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Au Clos Bénard, les enfants sont au rez-de-chaussée, les adolescents au premier étage. « Monter chez les ados », c’est grandir. Malgré les effets perturbants de l’irruption d’une jouissance sexuelle nouvelle et non localisée, ce passage est valorisé par les jeunes.
Les solutions trouvées dans l’enfance ne sont pas toujours transportées d’un lieu à l’autre. Il est notable que les adolescents profitent du changement de lieu et d’équipe pour remettre en circulation, ou pas, les trouvailles et les petites organisations déjà-là. Par exemple, telle jeune fille, qui passait son temps juchée sur des patins à roulettes au Jardin d’Enfants, les abandonne du jour au lendemain en quittant ce lieu, comme si elle n’avait plus besoin de se vouer à des S 1 qui lui auraient été proposés, et dont elle se serait emparée. Il s’agit évidemment pour l’équipe d’être attentive dans ce moment de transition.
Léonidas témoigne de son travail par deux moments empruntés à l’atelier Scène, qu’il anime avec Marie-Jo.
Ylias a quatorze ans. Il est totalement envahi par des hallucinations visuelles et auditives ; il est impossible de s’adresser à lui sans être insulté. Il passe son temps devant la porte, demandant à quelle heure il va partir.
Premier moment
Un jour, alors qu’Ylias hurle : « Ouvre la porte ! », Léonidas lui donne l’horaire de l’atelier Scène qu’il anime avec Marie-Jo. Ylias y vient de lui-même à l’heure.
Second moment
Durant l’atelier, Léonidas et Marie-Jo discutent sans s’occuper d’Ylias, qui se tourne vers Marie-Jo :
Y : Monsieur Adams.
MJ : Adam ?
Y : Non, Adams, a,m,s.
MJ : Qui est-ce ?
Y : C’est en CM2.
MJ : Voilà ! Monsieur Adams en CM2 !
Y : C’est pas important.
Plus tard, Ylias lance à Léonidas : « Ambataro ! »
Léonidas écrit ce mot sur une feuille de papier, Ylias en confirme l’orthographe et enchaîne en chantant : « Toi le bâtard, Ambatara. » Il ajoute sans chanter : « Une grande route. Cinéma. »
Léonidas tend la feuille et le stylo à Ylias, qui les prend, fait mine un instant d’écrire, et immédiatement l’interpelle : « Maintenant, toi. »
L : Oh vous savez, je ne veux pas vous fatiguer avec mes histoires.
Y : Vas-y !
L : Vous savez, moi c’est pas important.
Y : Moi non plus, vas-y !
L : D’accord, je propose de trouver un titre à vos paroles. Il s’agit bien des paroles d’une chanson ?
Y : Non, des gros mots.
À la fin de l’atelier, Ylias demande à Leonidas : « Tu vas remonter ? Tu vas remonter ? »
Ylias a pu transmettre pour la première fois des signifiants qui concernent son histoire. Le dialogue est engagé, Ylias n’est plus tout seul.
Antonio Di Ciaccia
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Le titre des prochaines Journées de RI 3, “Le dialogue avec l’autiste”, comme le faisait remarquer Jean-Pierre Rouillon dans l’interview qu’il a donnée à Luc Garcia, n’est pas une provocation mais un paradoxe, ce qui veut dire que c’est contraire à l’opinion commune.
Le terme paradoxe m’évoque le credo quia absurdum de Tertullien: en transposant la question de la théologie à notre domaine, on pourrait dire que l’autiste est la preuve de ce qu’est le language, sa véritable nature chez les humains, à savoir que le langage n’est pas tellement fait pour la communication, mais pour la jouissance.
Parler de dialogue avec l’autiste renvoie à un acte de foi : je crois dans l’Autre pour tout parlêtre. Pas de parlêtre sans Autre. Mais cela ne veut pas dire du tout que tout humain soit établi de manière stable dans la communication avec les autres. Car la communication est toujours labile. Ce qui reste ferme, par contre, c’est la jouissance.
Or le langage est comme un réseau. Il fait circuler : de la communication certes, mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel réside dans le fait que le langage est un champ énergétique, c’est le champ de la jouissance. Dans ce champ, le sujet n’est pas un sujet qui se sait comme sujet du discours, comme nous le dit Lacan dans L’Envers de la psychanalyse. Cela veut dire, Lacan le rappelle, que non seulement il ne sait pas ce qu’il dit, mais qu’il ne sait pas qui le dit : un savoir qui parle tout seul, tel est l’inconscient. Pourtant, le sujet arrive à dire, et c’est par un dire qui se répète que le sujet rencontre l’irruption de la jouissance. Autrement il passerait à côté.
L’autiste, au contraire, ne peut pas passer à côté. La répétion qui l’agite ne se fie pas au symbolique mais au réel. Et dans le circuit la jouissance y est bloquée. Notre travail à nous consiste à inventer, là où il n’y a pas, une modalité de circulation pour que l’autiste ne reste pas rivé à cette jouissance bloquée.